LA BIBLIOTHÈQUE RUSSE ET SLAVE
— LITTÉRATURE RUSSE —
Alexandre Bogdanov
(Богданов Александр Александрович)
1873 – 1928
L’ÉTOILE ROUGE
LE MANUSCRIT DE LÉONIDE
UTOPIE
(Красная звезда)
1908
Traduction de « W. P. », parue dans La Société nouvelle, juin 1913-février 1914.
TABLE
VI. — LE TRAVAIL & LES FANTÔMES
III. — LA FABRIQUE DE VÊTEMENTS
II. — EST-CE RÉEL, OUI OU NON ?
EXTRAIT DE LA LETTRE DU DOCTEUR WERNER AU LITTÉRATEUR UNIVERSEL
C’était au début de la tempête qui sévit actuellement encore dans notre pays et dont l’issue est proche.
Les premiers jours ensanglantés bouleversèrent si profondément la conscience sociale, qu’il n’existait aucun doute quant à la prochaine et heureuse fin de la lutte ; il semblait que le pire était passé,
Les masses populaires étaient violemment excitées. Les âmes allaient vers l’avenir tout rose ; le présent s’évaporait dans la lumière fantastique et le passé s’évanouissait.
Les rapports humains devinrent instables et manquèrent de fermeté.
Ce fut pendant cette période que s’accomplit le fait qui bouleversa ma vie et m’arracha au torrent de la lutte nationale.
Bien que je ne fusse âgé que de 27 ans, j’étais l’un des vieux « travailleurs » du parti. J’avais fourni six années de travail, dont une année de prison.
Longtemps avant les autres, j’avais prévu la rafale et la vis arriver tranquillement. Il fallut travailler davantage ; néanmoins, je ne négligeai point mes occupations scientifiques et littéraires. Je collaborai aux journaux pédagogiques, ce qui me permit de subsister. En ce temps-là, j’aimai... ou il me sembla aimer.
Dans le parti, elle portait le nom de Anna Nicolaïewna. Elle appartenait à une fraction plus modérée de notre parti. Je m’expliquai cela par une sensibilité et aussi par l’enchevêtrement général de nos rapports politiques ; malgré son âge supérieur au mien, je reconnus qu’elle n’était pas encore fixée dans son idée. C’est là que gisait ma faute.
Nos rapports mettaient en évidence la divergence de nos caractères. Cette divergence revêtait la forme d’une profonde discorde idéologique, dans nos rapports concernant le travail révolutionnaire et dans l’entente de notre liaison personnelle.
Elle marchait dans la révolution sous l’étendard du sacrifice et du devoir, moi, sous celui de ma libre volonté. Elle se joignit au grand mouvement du prolétariat comme moraliste, trouvant sa satisfaction dans sa plus grande moralité — moi, comme amoraliste — qui aime la vie, désire son épanouissement et se joint par cela au courant qui réalise la grande route historique vers le Progrès. L’éthique prolétarienne, par elle-même, était sacrée pour Anna Nicolaïewna ; pour moi, c’était un fait très utile nécessaire au prolétariat, dans sa lutte, mais passager comme la lutte, elle-même et la structure sociale qui l’a produite. Suivant Anna Nicolaïewna, on pouvait prévoir la transformation de la morale du prolétariat dans une morale interhumaine ; moi, j’arguais que le prolétariat cherche dès à présent à détruire toute morale, et que le sentiment social, unissant les hommes dans le travail, dans la souffrance et la joie, s’épanouira librement lorsqu’il se sera détaché de la membrane fétichiste de la moralité. Ces divergences provoquaient chez nous des différends d’opinions sur les faits politiques et sociaux. Les divergences étaient plus aiguës encore dans nos rapports personnels.
Elle pensait que l’amour oblige aux sacrifices, aux concessions et principalement, à la fidélité durant la liaison. Je n’avais aucune intention de créer de nouvelles liaisons, il m’était cependant impossible de reconnaître le devoir de la fidélité, précisément comme devoir. Il me semblait même que la polygamie est, en principe, plus avancée que la monogamie, parce qu’elle peut procurer aux hommes une plus grande richesse de vie individuelle et une plus grande diversité d’unions dans le domaine de l’hérédité. À mes yeux, les contradictions de la structure bourgeoise, seulement, étouffent la polygamie et en font le privilège des parasites et des exploiteurs, qui avilissent tout par leur psychologie dévergondée ; les réformes à exécuter ici appartiennent à l’avenir. Mes opinions troublaient profondément Anna Nicolaïewna : elle leur découvrit une tendance à revêtir d’une forme idéale la brutalité des rapports vitaux.
Je ne prévoyais ni ne supposais la nécessité d’une rupture, lorsque surgit dans notre vie une circonstance dont l’influence particulière se fit sentir et accéléra la marche des événements.
Vers ce temps-là, un jeune homme, à l’étrange nom de Menny, vint chez nous.
Il rapportait du Sud quelques dispositions et des communications qui faisaient supposer qu’il jouissait de la confiance de nos camarades. Ayant rempli sa mission, il se disposa à rester encore pendant quelque temps dans la capitale. Il nous visita fréquemment et montra une tendance à se lier avec moi.
C’était un homme très original, à commencer par sa physionomie. Ses yeux étaient si parfaitement dissimulés par des verres que je n’aurais pu distinguer leur couleur ; sa tête, trop grande, était absolument disproportionnée. Son visage, aux traits cependant jolis, était inerte et contrastait singulièrement avec sa voix harmonieuse et très expressive, de même qu’avec son allure juvénile et élancée. Son élocution était aisée et il paraissait très instruit ; on le supposait ingénieur.
Dans la discussion, Menny ramenait toujours vers les éléments généraux, idéologiques, les questions particulières où parfois nous nous engagions. La situation tendait toujours, durant ses visites, à accentuer encore les divergences de nature et d’opinions — les miennes et celles de ma femme — et cela à tel point que nous distinguâmes clairement leur irréductibilité.
Le point de vue de Menny était identique au mien ; ses discussions revêtaient toujours une forme souple et prudente ; néanmoins, elle demeurait profonde et tranchante, en réalité. Il réussissait si facilement à ramener mes divergences avec Anna Nicolaïewna, aux divergences de mes opinions, qu’elles paraissaient être psychologiquement indispensables, presque logiques, au point que toute espérance de les effacer jamais s’évanouit. Anna Nicolaïewna considérait Menny avec une sorte de haine mêlée d’un intérêt particulier. Personnellement, il m’inspirait à la fois de l’estime et du dépit ; je sentais qu’il allait vers un but que j’ignorais.
Un jour de janvier, il se prépara, dans les groupes centraux des deux branches du parti, une séance dont le but était une manifestation collective, avec lutte armée, comme issue probable.
Menny vint la veille de la séance et souleva la question des meneurs du parti qui devraient prendre part à la manifestation. Une vive discussion, qui prit bientôt un caractère d’hostilité, s’engagea entre nous.
Anna Nicolaïewna estima que chacun de ceux qui voteraient pour la manifestation était moralement obligé de prendre sa place dans les rangs. Pour moi, je considérai que cela n’était pas absolument obligatoire et qu’il fallait s’adresser à celui qui paraissait désigné pour cela, et, ce disant, je pensais précisément à moi-même, car j’avais déjà une certaine expérience de ces choses. Menny alla même plus loin. Il dit que, en raison de la lutte avec la force armée, il fallait envoyer les agitateurs et les organisateurs de combat, laissant en dehors les dirigeants politiques et surtout les individus nerveux et faibles qui pourraient être directement nuisibles. Anna Nicolaïewna se trouva outragée de ces propos qui lui semblèrent dirigés contre elle. Elle cessa toute discussion et alla s’enfermer chez elle. Bientôt après, Menny me quitta.
Quelques jours plus tard, m’étant levé de bonne heure, je sortis sans voir Anna Nicolaïewna. Le projet de manifestation avait été rejeté par notre Comité et par le groupe dirigeant de l’autre fraction. J’étais satisfait de cette décision, vu notre infériorité dans un conflit armé. Il me semblait que cette tournure des choses affaiblirait un peu l’acuité nerveuse d’Anna Nicolaïewna. Mais sur ma table, je trouvai un billet d’elle : « Je pars. À mesure que je vous comprends mieux, je vois plus que jamais la divergence de nos routes ; nous nous sommes trompés. Il est préférable que nous ne nous revoyions jamais. Pardonnez ».
Je battis longtemps les rues, fatigué, la tête vide et en proie à une douleur aiguë au cœur. Rentré chez moi, je trouvai un hôte inattendu. Menny, assis à ma table, écrivait.
— Je désire vous entretenir d’une affaire très sérieuse, quoiqu’un peu étrange, commença-t-il.
Cela m’était indifférent ; néanmoins, je m’apprêtai à écouter.
— J’ai lu votre brochure sur la matière et les électrones. J’ai étudié moi-même cette question et j’ai découvert dans votre ouvrage des pensées très justes.
Je fis un signe, en silence. Il poursuivit :
— J’y ai trouvé une remarque qui m’intéresse beaucoup. Vous supposez que la théorie électrique de la matière, en présentant la gravitation comme attraction et répulsion, doit nous amener à la découverte de la gravitation avec un autre signe, c’est-à-dire à la découverte d’un type de la matière qui soit repoussé et non attiré par la Terre, le soleil et les autres corps célestes. Tout cela était dit en passant, mais je suppose que vous y attachez une certaine importance.
— Vous avez raison, lui dis-je. Je pense aussi que c’est là la bonne voie pour en arriver à la navigation aérienne et ensuite à la communication avec les autres planètes. La question de savoir si cette question est exacte ou non est indifférente, mais elle demeure stérile, en l’absence d’une théorie précise de la matière et de la gravitation. Même si l’autre type de la gravitation existe, il est impossible de le trouver simplement ; la force répulsive l’a écarté du système solaire, et, ce qui est peut-être plus juste, il n’entra pas dans sa composition durant sa période de nébulosité. Il faut donc réédifier théoriquement ce type de la matière et puis construire pratiquement. Jusqu’ici les données n’existent pas et il faut se borner à prévoir la tâche à accomplir.
— Et pourtant le but est déjà atteint, dit Menny.
Stupéfait, je le regardai. Son visage était impassible, mais son accent était vibrant de sincérité.
À part moi je pensai : « Cet homme est atteint d’une maladie mentale ».
— Je n’ai aucune raison de vous tromper et ce que je vous dis est exact, ajouta-t-il. Écoutez-moi patiemment ; ensuite, si vous le jugez utile, je vous fournirai des preuves de ce que j’avance.
Et il commença :
— La grande découverte dont je parle n’est pas l’œuvre d’individus isolés. Elle appartient à une association scientifique, fondée depuis longtemps, qui travailla obstinément cette question. Cette société étant encore secrète, je ne suis pas autorisé à vous révéler son histoire jusqu’à notre entente complète.
Notre société devança sérieusement le monde académique dans maintes questions scientifiques. Les éléments radiographiques et leur décomposition nous étaient connus bien avant la découverte des Curies et Kamsay ; et nos camarades ont réussi à élargir l’analyse de la structure de la matière. C’est ainsi qu’on a prévu la possibilité de l’existence d’éléments repoussés par la Terre et résolu la synthèse de cette « Minus-Matière », ainsi que nous l’appelons brièvement.
Puis, il nous était facile de concevoir et d’élaborer les applications techniques de la découverte, les appareils aériens de communication dans l’atmosphère terrestre et ensuite avec les autres planètes.
L’accent de profonde conviction de Menny ne parvenait pas à atténuer, à mes yeux, l’invraisemblance fantastique de son récit.
— Et il vous a été possible d’accomplir et de garder tout cela en secret ?
— Oui, la chose était très importante pour nous. Il serait imprudent de publier nos découvertes scientifiques à une époque où la plupart des États ont des gouvernements réactionnaires. Et vous, révolutionnaire russe, vous reconnaîtrez peut-être mieux que les autres nos intentions. Remarquez que votre État asiatique utilise tous les moyens européens de communication et d’extermination pour détruire et extirper le progrès et la vie naissante. Et, est-il meilleur, le gouvernement de ce pays demi-constitutionnel, demi-féodal dont le trône est occupé par un bavard belliqueux, régi par de nobles intriguants ? Et que valent donc les deux républiques bourgeoises d’Europe ? Il est donc clair que si nos appareils volants étaient connus, les gouvernements tâcheraient de les prendre sous leur monopole et en profiteraient pour fortifier le pouvoir et la puissance des classes supérieures. Ceci, nous ne le désirons d’aucune façon et c’est pourquoi nous conservons pour nous ce monopole, en attendant des conditions plus favorables.
— Êtes-vous parvenus déjà à atteindre les autres planètes ? demandai-je.
— Oui, les deux planètes telluriques les plus proches, Vénus et Mars, sans compter la lune morte, dont l’exploration détaillée nous occupe actuellement. Tous les moyens nécessaires sont en notre possession, mais nous avons besoin de gens forts et sûrs. Autorisé par nos compagnons, je vous propose d’entrer dans nos rangs, naturellement avec tous les droits et obligations y afférents.
Il s’arrêta, attendant ma réponse. Je ne savais que penser.
— Les preuves, dis-je. Vous avez promis de donner des preuves !
Menny sortit de sa poche un flacon en verre, contenant un liquide métallique, que je pris pour du mercure. D’une manière étrange, ce liquide, qui ne remplissait qu’un tiers du flacon, ne se trouvait pas au fond, mais à la partie supérieure, près du goulot, ainsi que dans le goulot, jusqu’au bouchon. Menny renversa le flacon et le liquide s’écoula vers le fond, c’est-à-dire directement vers le haut ; il laissa échapper le flacon de ses mains et, chose étrange, mais évidente et certaine, il resta suspendu dans l’air.
— Ce flacon est fait de verre ordinaire, expliqua Menny. Il contient un liquide qui est repoussé par les corps du système solaire. On y a versé autant de liquide pour équilibrer la pesanteur du flacon ; de cette manière, ni l’un ni l’autre n’a de poids. Suivant cette méthode, nous construisons tous nos appareils volants ; ils sont faits de matières ordinaires, mais on y met un réservoir rempli en quantité suffisante de matière du type négatif. Puis on doit donner à ce système impondérable une vitesse correspondant au mouvement. On se sert pour les appareils volants terrestres de simples moteurs électriques munis d’ailes pour un déplacement interplanétaire ; ce mode certainement ne vaut rien et ici nous avons adopté un mode au sujet duquel il me sera possible de vous renseigner plus tard et de plus près.
Je ne pouvais plus douter.
— Quelles conditions impose donc votre société à ceux qui consentent à en faire partie, à part, naturellement, la discrétion obligatoire ?
— En général, presque aucune. Pas plus que leur vie personnelle, l’activité sociale de nos compagnons n’est limitée, autant, bien entendu, qu’elles ne nuisent à l’activité de la société, dans son ensemble. Mais chacun, en y entrant, s’engage à accomplir une tâche importante, dont il accepte toutes les responsabilités. De cette manière, d’une part s’affirme son union avec la société, d’autre part il est permis de constater la valeur de ses capacités et de son énergie.
— C’est-à-dire qu’il me sera également imposé une tâche ?
— Oui.
— Et laquelle ?
— Vous prendrez part à l’expédition de grands éteronefs partant demain vers la planète Mars.
— Et quelle sera la durée de l’expédition ?
— Je ne pourrais vous fixer à ce sujet. Le voyage à lui seul, aller et retour, exige cinq mois. On peut même n’en pas revenir.
— Je le comprends bien, mais là n’est pas la question. Cependant, comment m’arranger pour mon travail révolutionnaire ? Comme je le suppose, vous êtes vous-même un social-démocrate et vous êtes à même de comprendre la difficulté,
— Choisissez. Il y aura nécessairement une interruption dans le travail, vu qu’il faudra achever vos préparatifs. L’expédition ne peut être remise. En refusant, vous refusez tout.
Je réfléchis. Avec l’entrée en scène des grandes masses, le départ de l’un ou l’autre de ses ouvriers est un fait sans importance pour l’affaire dans son ensemble. Et puis, l’absence serait temporaire et en me remettant au travail je lui serais utile par mes nouvelles relations, mes connaissances acquises et mes moyens. Je me décidai.
— Quand faut-il que je parte ?
— Immédiatement, avec moi.
— Vous me donnerez deux heures pour informer mes compagnons ?
— C’est presque fait. J’ai vu André aujourd’hui ; il s’est évadé du Sud. Je l’ai averti que vous alliez partir et il consent à prendre votre place. En vous attendant, je lui ai écrit une lettre détaillée, lui donnant tous les renseignements. En passant, nous lui remettrons cette lettre.
Il n’y avait rien à ajouter. J’anéantis rapidement les documents inutiles, j’écrivis un mot à ma propriétaire et je m’habillai. Menny, déjà, se trouvait prêt.
— Me voici. De ce moment, je suis votre prisonnier.
— Mon compagnon, seulement, rectifia Menny.
L’appartement de Menny occupait entièrement le cinquième étage d’un grand immeuble qui s’élevait entre de petites maisons, aux confins de la capitale.
Nul n’était là pour nous recevoir. Les chambres que nous traversâmes étaient vides. Ce vide, contrastant avec la vive clarté des lampes électriques, semblait plus complet et plus voulu encore, si l’on peut dire.
Menny s’arrêta dans la troisième chambre. En me désignant la porte d’une quatrième chambre, il me dit :
— C’est là que se trouve le petit canot aérien dans lequel nous nous embarquerons tantôt, en destination du grand éteronef. Mais auparavant, il faut que je me prête à une petite transformation, car il me serait difficile de diriger l’embarcation dans cet accoutrement.
Il déboutonna son col et enleva, avec les lunettes, un masque merveilleusement fait, que j’avais confondu, comme les autres, d’ailleurs, avec son propre visage. La vue de celui-ci me stupéfia. Les yeux, monstrueusement grands, étaient effrayants à voir. Les prunelles, trop larges, étaient disproportionnées à la grandeur des yeux et leur donnaient une expression presque horrible. La partie supérieure du visage et de la tête était nécessairement en rapport avec de tels yeux, mais, au contraire, la partie inférieure du visage, qui ne portait pas de traces de barbe ni de moustaches, était comparativement petite. L’ensemble de ce visage donnait l’impression d’une extrême originalité, d’une monstruosité même, mais non d’une caricature.
— Vous voyez de quel bizarre extérieur m’a doté la Nature, me dit Menny. Vous comprenez que je dois le dissimuler autant que possible pour ne pas effrayer les gens, et en vue des exigences d’une conspiration. Il faudra cependant vous habituer à ma laideur, car, vraisemblablement, vous passerez beaucoup de temps avec moi.
Ayant ouvert la porte de la quatrième chambre, il éclaira. C’était une vaste salle, au centre de laquelle se trouvait un petit mais assez large canot, fait de métal et de verre. Son avant, les bords et le fond étaient de verre soudé d’acier ; les parois transparentes, épaisses de deux centimètres, étaient évidemment d’une grande solidité. En-dessous du bord directement, deux lames plates, en cristal, unies en un angle aigu, devaient fendre l’air et abriter les passagers de l’action du vent pendant la vitesse. Un moteur occupait le centre du canot. L’hélice, composée de trois lames d’un demi-mètre de largeur, se trouvait à l’arrière. La partie d’avant du canot, y compris le moteur, était couverte d’un auvent plat soutenu aux bords de verre par des ferrures métalliques et de légères colonnes d’acier.
Le tout, dans son ensemble, était un joli jouet.
Menny me proposa de m’asseoir sur un banc de côté, dans la gondole. Il éteignit la lumière électrique et ouvrit l’une des grandes fenêtres de la salle. Il s’assit lui-même à l’avant, près de la machine et jeta quelques sacs de ballast qui se trouvaient au fond de l’embarcation. Puis, il mit la main sur le levier. La gondole balança, monta lentement et glissa doucement par la fenêtre ouverte.
Je restai assis, comme enchaîné, ne pouvant me décider à me mouvoir. Le bruit de l’hélice s’amplifia ; l’air glacé de l’hiver, passant sous l’auvent, rafraîchit délicieusement mon visage brûlant, mais je ne me sentais pas de force de me glisser sous mon vêtement chaud. Au-dessus de nous scintillaient d’innombrables étoiles et en bas... Je vis par le fond transparent de la gondole s’amoindrir les taches noires des maisons et s’éloigner les points lumineux des lampes électriques de la capitale. Les plaines de neige apparurent luisantes et de teinte blanc-bleuâtre. Un vertige, presque insensible au début et même agréable, s’empara plus vivement de moi et je fermai les yeux.
L’air était devenu plus vif ; le bruit de l’hélice et le sifflement du vent étaient ininterrompus. À présent mon oreille percevait, parmi tous ces bruits, un son argentin, très léger et très égal, qui sans interruption tremblait, perçant l’air et les parois de verre de la gondole.
Une étrange musique berçait mon imagination ; des pensées surgirent et me quittèrent ; seule, la sensation d’être emporté, à travers l’espace illimité, d’un mouvement essentiellement libre et léger, demeurait en moi.
— Quatre kilomètres à la minute, expliquait Menny.
J’ouvris les yeux.
— Est-ce encore loin ? fis-je.
— Nous en avons encore pour une heure de voyage sur un lac glacé.
Nous arrivâmes bientôt sur une hauteur de quelques centaines de mètres environ. Le canot filait horizontalement. Mes yeux s’étaient habitués à l’obscurité. Nous nous trouvions dans une contrée de lacs et de rochers de granit sur lesquels la neige avait disparu par endroits. De petits villages s’y trouvaient adossés.
À notre gauche on voyait le champ de neige d’un golfe gelé ; à notre droite, les plaines blanches d’un lac immense. C’est dans ce paysage d’hiver, morne et sans vie, que je devais rompre mes relations avec la vieille Terre. Et je sentis tout a coup que la rupture serait définitive.
Et lentement la gondole descendit, entre les rochers, dans la petite baie formée par un lac de la montagne. Elle s’arrêta devant un bâtiment sombre s’élevant sur la neige. On n’y voyait ni portes, ni fenêtres. Une paroi métallique du bâtiment s’était écartée de côté, découvrant une ouverture obscure dans laquelle s’engagea le canot. L’ouverture, ensuite, se referma et la place où nous venions de pénétrer s’éclaira de lumière électrique. C’était une vaste chambre rectangulaire, sans aucun meuble. Le plancher était couvert de sacs contenant le ballast. Menny attacha la gondole à des colonnes à ce destinées et vint ouvrir ensuite une des portes de côté. Elle conduisait à un long corridor à demi-éclairé. Sur le côté devaient se trouver les cabines ; Menny m’introduisit dans l’une d’elles et me dit :
— Voici votre cabine. Vous pourrez vous y arranger vous-même ; moi, je vais dans la section des machines. Nous nous reverrons demain.
Je fus heureux de rester seul. Malgré les étranges événements de la soirée et l’excitation qu’ils avaient provoquée, la fatigue se faisait sentir. Je ne touchai pas au souper qui m’avait été préparé et, après avoir éteint la lumière, je me mis au lit. Dès lors, les plus absurdes pensées surgirent dans mon cerveau las ; elles allaient d’un objet à un autre, sans suite. J’essayai de commander au sommeil, mais je n’y parvins point. Enfin, mes pensées s’obscurcirent, les images devinrent confuses, elles se dispersèrent et je succombai à un sommeil plein de rêve.
J’eus alors un terrifiant cauchemar.
Je me trouvais debout, au bord d’un précipice, d’un gouffre effrayant, au fond duquel je voyais scintiller des étoiles. Menny, d’en bas, m’attirait, me tentait irrésistiblement, disant qu’il n’y avait rien à craindre de la force de gravitation et qu’une chute de quelques centaines de mille mètres nous permettrait d’atteindre l’étoile la plus proche. Le gémissement que je poussai, en me débattant, me réveilla douloureusement.
Une lumière bleue, tamisée, remplissait ma chambre. Assis sur mon lit, se penchant sur moi, se trouvait... Menny ! Oui, c’était lui, mais si absolument autre ! Il me sembla que sa taille avait diminué ; ses yeux ne ressortaient plus aussi singulièrement dans son visage et ses traits avaient une bonne et douce expression, non plus celle que je lui avais vue en rêve, dure et froide.
— Que vous êtes bon !..., prononçai-je, au bout d’un instant.
Il sourit et passa légèrement sa main sur mon front. C’était une petite main molle. Je fermai les yeux à nouveau et c’est avec l’idée bizarre qu’il me fallait baiser cette main que je me rendormis d’un paisible et bon sommeil.
Lorsque je m’éveillai et que j’eus éclairé la chambre, ma montre marquait dix heures. Après m’être habillé, je sonnai et Menny parut aussitôt.
— Partirons-nous bientôt ? dis-je.
— Dans une heure.
— Est-ce vous qui m’avez visité pendant la nuit ou l’ai-je rêvé seulement ?
— Non, ce n’était pas un rêve ; notre jeune médecin, Netty, est venu auprès de vous. Votre sommeil était agité et l’on vous a rendormi à l’aide de la lumière bleue et de la suggestion.
— Netty est-il votre frère ?
— Non, répondit Menny, avec un sourire.
— Vous ne m’avez pas renseigné jusqu’ici sur votre nationalité... Vos compagnons sont-ils du même type que vous ?
— Oui, répondit Menny.
— Vous m’avez donc trompé ? lui dis-je alors avec une certaine brusquerie. Ce n’est donc pas à une société scientifique que je me suis affilié..., mais à autre chose ?
— Oui..., nous sommes tous habitants d’une autre planète, représentants d’une autre humanité. Nous sommes Marsiens.
— Pourquoi m’avoir trompé ?
— Vous n’auriez pas consenti à m’écouter jusqu’au bout si je vous avais dit toute la vérité en une seule fois. J’avais trop peu de temps pour arriver à vous convaincre. Afin de sauver la vraisemblance, ne fallait-il pas que je détournasse la vérité ? Sans cette précaution, votre imagination eut été trop vivement surprise. Cependant, je vous ai dit la vérité quant à la question principale, au sujet du voyage.
— Je suis donc votre prisonnier ?
— Non, votre liberté vous appartient encore. Vous avez une heure pour trancher définitivement la question. Si vous renoncez à nous accompagner, on vous reconduira et le voyage sera ajourné, puisque, seuls, nous n’avons aucune raison de retourner.
— En quoi puis-je donc vous être utile ?
— En ce que vous serez le lien vivant entre notre humanité et celle de la Terre, en ce que vous ferez la connaissance de notre structure sociale et réciproquement, enfin, vous deviendrez le représentant de la Terre dans notre monde.
— Est-ce là toute la vérité ?
— Oui, et cela se fera à mesure de vos forces pour remplir ce rôle.
— En ce cas, il faut faire la tentative. Je pars avec vous.
— C’est bien là votre décision tout à fait arrêtée ? demanda encore Menny.
— Oui, mais à condition que votre explication ne soit pas un degré... transitoire.
— Ainsi, nous partons, dit Menny, feignant de n’avoir pas entendu ma réponse interrogative et un peu mordante. Je vais donner des instructions au machiniste, puis ensemble nous irons surveiller le départ de l’éteronef.
Il sortit. Resté seul, je songeai.
L’explication qu’il venait de me donner n’était pas complète, à vrai dire.
Une question sérieuse restait encore à élucider. Je me défiais de Menny. Avait-il agi dans le but de m’éloigner d’Anna Nicolaïewna ? À ce moment, il me sembla que oui. Elle était probablement un obstacle à ses desseins. Peut-être avait-il raison. En tous cas, la rupture n’était pas son œuvre, mais il l’avait peut-être précipitée. Évidemment, c’était là une immixtion bien cavalière dans mes affaires personnelles. À présent que je m’étais engagé vis-à-vis de lui, il me fallait dissimuler de mon mieux mon animosité. Il était préférable de ne plus songer à la question.
En somme, la tournure que prenaient les choses ne m’étonnait pas outre mesure. Un sommeil réparateur m’avait raffermi et le plus fort était passé. Restait à élaborer le plan d’action. La tâche consistait en une orientation aussi complète et rapide que possible vers le milieu nouveau où j’allais être transporté. Il fallait commencer par les choses les plus immédiates et passer ensuite vers d’autres, non encore à ma portée. Les plus proches étaient l’éteronef, ses passagers et le voyage. Mars était encore bien loin : deux mois de voyage m’en séparaient.
Hier, déjà, il m’avait été possible de remarquer la forme extérieure du vaisseau aérien : il était presque rond, aplati au-dessous à la manière d’un œuf de colombe, forme choisie dans le but d’obtenir à la fois le plus gros volume et la moindre surface, c’est-à-dire le moins de matériel, ainsi que la moindre surface de refroidissement. Le matériel principal était fait d’aluminium et de verre. Menny promit de me faire visiter l’intérieur et de m’en expliquer l’aménagement. Il se fit un devoir de me présenter à ses camarades. Ensuite, il me conduisit vers les autres Marsiens. Ils étaient rassemblés dans une chambre latérale percée d’une énorme fenêtre en cristal. La lumière du soleil me fut agréable après l’éclairage artificiel de l’électricité. Les Marsiens étaient une vingtaine et, à mon avis, tous se ressemblaient.
L’absence de barbe, de moustaches, de rides ne permettait pas de distinguer, entre eux, la différence d’âge.
Mes yeux suivaient inconsciemment Menny, afin de ne pas le perdre au milieu de ces visages étrangers. Je reconnus bientôt, parmi eux, mon visiteur nocturne, Netty, qui se distinguait aisément des autres par sa jeunesse et sa vivacité ; ensuite, il y avait Sterny, à l’étrange physionomie et à la stature gigantesque et inquiétante. Netty, ainsi que Menny, parlait le russe ; Sterny et trois ou quatre autres, le français ; les autres parlaient l’anglais et l’allemand. Entre eux, ils employaient un langage qui m’était absolument inconnu, leur langue natale, probablement. Cette langue était belle et sonore ; elle paraissait ne pas présenter d’extrêmes difficultés de prononciation.
Quelqu’intérét que présentassent les Marsiens, mon attention se concentrait, malgré moi, sur le moment solennel du départ. Mes yeux restaient rivés à la surface neigeuse qui s’étendait devant nous et le mur abrupt de granit s’élevant derrière nous. J’attendais le brusque choc du départ, le lancement de l’éteronef dans les airs ; mais rien de tout cela ne se produisit.
Un mouvement lent et silencieux, presque imperceptible, nous détacha peu à peu du sol neigeux. Durant quelques secondes, le mouvement demeura insensible.
— Accélération de deux centimètres..., expliqua Menny,
Je compris que cela signifiait que dans la première seconde nous ne passions qu’un centimètre ; dans la deuxième, trois ; dans la troisième, cinq ; dans la quatrième, sept centimètres. La vitesse irait, s’accroissant successivement, d’après la loi de progression arithmétique. En une minute nous aurions acquis la vitesse de la marche d’un homme ; en quinze minutes, celle d’un train express et ainsi de suite.
Nous marchions d’après la loi de la chute des corps, mais notre chute s’effectuait vers le haut et 500 fois plus lentement que celle des corps lourds tombant vers la Terre.
La paroi de cristal partait du parquet et formait avec lui un angle obtus, approprié à la surface sphérique de l’éteronef, dont il formait une partie. Grâce à cette disposition, nous pouvions observer, en nous inclinant devant, ce qui se passait sous nos pieds.
De plus en plus, la Terre s’éloignait et l’horizon s’élargissait. Les taches sombres des rochers et des campagnes s’effaçaient ; les contours des lacs donnaient l’idée d’un dessin cartographique ; le ciel allait s’assombrissant.
Un mouvement giratoire, très lent, imprimé par l’éteronef autour de son axe vertical, nous permettait d’embrasser l’espace, à la ronde.
L’horizon paraissait se déplacer avec nous ; la surface terrestre présentait l’aspect d’un gigantesque plateau concave orné de bas-reliefs ; les contours s’effaçaient et le paysage affectait la forme d’une carte géographique bien dessinée au milieu, mais brumeuse et ouateuse vers les bords.
Le ciel s’était complètement obscurci et d’innombrables étoiles brillaient d’une lumière douce et égale auprès du soleil, dont les rayons brûlaient douloureusement.
— Dites-moi, Menny, cette accélération de deux centimètres sera-t-elle fournie durant tout le voyage ?
— Oui, répondit-il. Cependant, la direction sera changée, au milieu du chemin parcouru, vers une direction inverse et la vitesse, au lieu d’augmenter, diminuera à la seconde d’une même valeur accélératrice. La vitesse maximum de l’éteronef sera de près de 50 kilomètres par seconde ; la moyenne, de près de 25 kilomètres ; mais, au moment de l’arrivée, elle aura décru au point d’en arriver au mouvement insensible du départ et nous arriverons à la surface de Mars sans heurts. Sans ces différentes vitesses, nous ne pourrions atteindre ni la Terre, ni Vénus, distantes de 60 à 100 millions de kilomètres. Ainsi, par exemple, avec la vitesse de nos trains, ces distances ne pourraient être parcourues qu’en plusieurs centaines d’années, et non en quelques mois, comme nous le ferons avec vous. Le « coup de canon » dont parlent vos romans fantastiques n’est qu’une plaisanterie, parce que, suivant les lois de la mécanique, peu importe que l’on se trouve dans le boulet pendant qu’il explose ou qu’on le reçoive à travers le corps.
— Et par quel moyen obtient-on cette proportion dans l’accélération et le ralentissement ?
— La force motrice de l’éteronef consiste en une matière radiante dont nous extrayons une quantité suffisante. Nous avons découvert le moyen d’accélérer plusieurs centaines de milliers de fois la décomposition de ces éléments et cela dans nos moteurs, au moyen de simples procédés électro-chimiques. Cela permet de développer une énergie considérable. Les particules des atomes dissous s’élancent avec une vitesse dépassant des milliers de fois celle des engins d’artillerie. Lorsque, par un canal aux parois imperméables, ces particules peuvent s’échapper dans une direction déterminée, l’éteronef se meut dans une direction inverse ; de même pendant le recul du fusil ou celui de l’affût de canon. D’après une loi connue des forces vives, vous calculerez facilement qu’il suffit d’une faible partie de milligramme de ces particules à la seconde pour donner à notre éteronef un mouvement proportionnellement accéléré.
Pendant que nous discourions de la sorte, tous les Marsiens avaient quitté la salle. Menny me proposa de déjeuner avec lui dans sa cabine. Celle-ci était contiguë à la paroi de l’éteronef ; elle était percée d’une large fenêtre en cristal. Nous poursuivîmes notre entretien. Je n’ignorais pas que j’éprouverais bientôt de nouvelles sensations inconnues, comme, par exemple, la perte du centre de gravité ; aussi m’informai-je auprès de Menny.
— Oui, me dit-il, quoique le soleil continue à nous attirer, son action est peu sensible. Après-demain l’influence de la Terre deviendra insensible ; seulement, grâce à l’accélération ininterrompue de l’éteronef, nous conserverons 1/400 - 1/500 de notre poids antérieur. Il n’est pas aisé de s’y habituer, bien que la transformation se produise graduellement. En acquérant de la légèreté, vous perdrez votre adresse ; vous exécuterez une quantité de mouvements mal calculés et vous manquerez le but. Quant aux inévitables palpitations, oppressions, vertiges, nausées, Netty vous aidera à vous en débarrasser. Il vous sera également malaisé de vous servir de l’eau et des autres liquides, qui, aux moindres mouvements des vases, s’échapperont et s’étaleront en larges gouttes sphériques ; mais tout, chez nous, a été prévu pour éviter ces incommodités. Tout est soigneusement adapté : les meubles et la vaisselle sont attachés ; les liquides se conservent, bouchés ; partout des lanières et des brides sont placées pour prévenir les chutes involontaires à la suite de mouvements brusques et inattendus. En général, vous vous y habituerez ; d’ailleurs, vous en aurez le temps.
Deux heures s’étaient écoulées depuis le départ et la diminution du poids était déjà assez sensible ; l’impression demeurait encore agréable ; le corps s’allégerait encore et les mouvements auraient plus de liberté. Nous avions déjà dépassé la zone d’atmosphère respirable, mais nous ne nous en étions pas aperçus, car très vraisemblablement notre embarcation, hermétiquement close, contenait une réserve suffisante en oxygène. La partie encore visible de la surface terrestre était devenue définitivement semblable à une carte géographique, avec une échelle bien embrouillée, il est vrai, plus réduite vers le milieu et plus étendue vers l’horizon, fermée, çà et là, par la tache blanche des nuages. Au sud, derrière la Méditerranée, le nord de l’Afrique et de l’Arabie s’apercevait encore assez clairement ; au nord, au-dessus de la Scandinavie, la vue se perdait dans un désert de neige et de glace ; seuls, les rochers du Spitzberg se signalaient par une tache plus sombre. À l’est, au-dessus de la zone verdâtre et grise de l’Oural, coupée de ci de là par des taches de neige, recommençait une zone continue, de couleur blanche à reflets verdâtres, souvenir affaibli des immenses forêts de la Sibérie. À l’ouest, au-dessus des reliefs plus clairs de l’Europe moyenne, se perdaient, dans les nuages, les esquisses des bords de l’Angleterre et du nord de la France. Je ne pus regarder plus longtemps ce tableau immense ; la pensée de la profondeur terrible de l’abîme au-dessus duquel nous étions suspendus me donnait une impression proche de l’évanouissement. Je repris l’entretien avec Menny :
— Vous êtes le capitaine de ce vaisseau, n’est-ce pas ?
Il fit un signe affirmatif, mais ajouta :
— Cela ne signifie pas que je sois en possession du pouvoir d’un chef, comme vous le dites ; je suis simplement le plus expérimenté pour la direction de l’éteronef et mes indications sont acceptées et admises comme j’accepte et j’admets les calculs astronomiques de Sterny et comme tous nous admettons les avis et les conseils médicaux de Netty pour le maintien de notre santé et de notre force dans la travail.
— Quel âge a-t-il, votre médecin Netty ? Il me paraît bien jeune encore, dis-je.
— Je ne pourrais vous le dire exactement, 16 ou 17 ans environ, répondit Menny en souriant.
C’était à peu près l’âge qu’il me paraissait, mais une si précoce érudition m’étonnait et involontairement je m’écriai :
— Médecin déjà, à cet âge !
— Et vous pourriez ajouter : médecin expérimenté et documenté, acheva Menny.
Dans le moment même je ne calculai pas et sciemment Menny ne corrigea pas que les années des Marsiens sont du double, à peu près, plus longues que les nôtres, puisque la circulation de Mars autour du soleil s’accomplit en 686 jours ; les 16 ans de Netty correspondaient donc à nos trente ans.
Après le déjeuner, Menny me fit visiter notre « vaisseau ». Tout d’abord nous visitâmes la section des machines, qui occupait la partie inférieure de l’éteronef, s’appliquant directement à sa base plane. Elle se divisait en cinq chambres, dont une centrale et quatre latérales. Au milieu de la chambre centrale se trouvait la machine motrice. Autour de celle-ci, percées dans le plafond, se trouvaient des fenêtres rondes, dont l’une de pur cristal, les autres de verre de teintes différentes. Ces vitres, épaisses de trois centimètres, étaient étrangement transparentes et à ce moment nous pouvions voir à travers celles-ci une partie de la surface terrestre.
La partie fondamentale de la machine se composait d’un cylindre métallique, vertical, haut de trois mètres et d’un demi-mètre de diamètre, fait d’un métal pur, fusible, appelé « osmium », parent du platine. C’est dans ce cylindre que se produisait la décomposition de la matière radiante. Les parois, d’une épaisseur de vingt centimètres, témoignaient clairement de l’énergie de ce processus.
Néanmoins, la chaleur dans la place n’était pas excessive ; le cylindre entier se trouvait entouré d’un écran de double largeur, composé d’une substance transparente défendant d’une façon excellente de la chaleur. Cet écran était réuni, par le haut, à des tuyaux qui conduisaient la chaleur proportionnellement dans tout l’éteronef.
Toutes les autres parties de la machine s’y trouvaient rattachées de différentes manières. Les bobines électriques, les accumulateurs, les indicateurs, avec leurs cadrans, etc., etc., se trouvaient placés autour dans un bel ordre et, grâce à un jeu de miroirs, le machiniste du jour pouvait les consulter sans quitter sa place.
Parmi les chambres latérales se trouvait la chambre « astronomique » à sa droite et à sa gauche se trouvaient la « chambre des eaux » et la « chambre d’oxygène ». Vis-à-vis, la « chambre des calculs ». Dans la chambre astronomique, le plancher et la paroi extérieure étaient entièrement de cristal, parfaitement poli et d’une pureté idéale. Leur transparence ne me permit pas cependant d’apercevoir l’abîme qui s’étendait au-dessous de nous, lorsque je me décidai, en suivant Menny, à regarder directement vers le bas. Je fus obligé de fermer les yeux, afin de faire cesser le vertige douloureux qui s’empara de moi. Je m’efforçai de regarder de côté les instruments fixés sur des supports compliqués. Le télescope principal mesurait deux mètres de longueur avec un objectif démesurément grand, d’une force optique pareille.
— Nous employons des oculaires en diamant, dit Menny ; ils nous donnent le plus vaste champ visuel.
— Et quel est l’agrandissement usuel de ce télescope ?
— L’agrandissement nettement visible est de 600 fois, mais s’il est insuffisant, nous photographions le champ visuel et faisons l’examen de la photographie au microscope. L’agrandissement donne alors jusqu’à 60.000 fois et plus et le procédé photographique dure à peine une minute.
Menny m’offrit le télescope dirigé vers la Terre.
— La distance est de 2.000 kilomètres. Reconnaissez-vous le paysage ? demanda-t-il.
Je reconnus immédiatement le port d’une capitale scandinave que j’avais visité souvent dans l’intérêt du parti. Je m’intéressai aux steamers arrêtés dans le port. D’un mouvement de l’anse, Menny mit en place de l’oculaire une cabine photographique ; au bout de quelques secondes, il l’avait transportée dans un appareil microscopique placé à côté.
— On développe et on fixe les clichés ici même dans le microscope sans les avoir touchés des mains, expliqua Menny.
Au bout de quelques secondes encore, il me présenta l’oculaire du microscope. Je vis distinctement un steamer très connu de la Compagnie du Nord, comme s’il se trouvait à quelques mètres de moi ; la lumière latérale donnait la couleur naturelle au cliché qui paraissait être en relief. Sur le pont se trouvait adossé le capitaine, un homme grisonnant, avec qui je discourais souvent lorsque je faisais la traversée. Le matelot, descendant une caisse sur le pont, restait immobile dans sa pose, ainsi qu’un des passagers, la main étendue, montrant quelque chose. Et tout cela se passait à 2.000 kilomètres de nous...
Un jeune Marsien, aide de Sterny, entra dans la chambre. Il lui fallait mesurer la distance parcourue par l’éteronef. Afin de ne pas le distraire dans son travail, nous passâmes dans le compartiment des eaux, où se trouvait un vaste réservoir ainsi que des appareils-philtres. De nombreux tuyaux distribuaient l’eau par tout l’éteronef. Venait ensuite le compartiment des calculs, où se trouvaient des appareils compliqués ainsi qu’une multitude d’aiguilles, de manomètres. Sterny travaillait en ce moment à une grande machine d’où s’échappait un long ruban imprimé de chiffres qui m’étaient inconnus, comme ceux de tous les cadrans. Ne désirant pas causer à Sterny, nous passâmes immédiatement dans un compartiment latéral.
C’était la chambre d’oxygène. Il s’y conservait une réserve d’oxygène sous la forme de 25 tonnes du sel de Berthollet, d’où l’on pouvait retirer au fur et à mesure des besoins, jusqu’à 10.000 mètres cubes d’oxygène. Cette quantité suffit pour plusieurs voyages du même genre que celui que nous effectuions à ce moment. Il y avait également des appareils pour la décomposition du sel de Berthollet. On y conservait encore des réserves de barite et de cali virulent qui servent à absorber l’acide carbonique de l’air et des réserves d’anhydride sulfureux pour absorber l’humidité superflue et de l’eucomaïne volatisée, ce poison physiologique qui se dégage de la respiration et qui est plus nuisible que l’acide carbonique. Cette chambre était administrée par le docteur Netty.
Nous nous dirigeâmes ensuite vers la section centrale des machines où, à l’aide d’un petit ascenseur, nous montâmes vers l’étage le plus élevé de l’éteronef.
La salle centrale y était occupée par un second observatoire semblable à celui de l’étage inférieur ; seulement la membrane de cristal se trouvait placée au-dessus, au lieu d’en dessous, et les instruments étaient plus grands. De cet observatoire on pouvait embrasser une autre moitié de la sphère céleste, avec la « planète de désignation ». Mars étincelait d’une lumière rougeâtre à côté du zénith. Menny dirigea le télescope vers Mars et je distinguai nettement les contours des continents, des mers et les filets des chemins de fer qui m’étaient déjà connus d’après les plans de Schiaparelli. Menny photographia la planète, la plaça sous le microscope et en donna le plan détaillé. Sans les explications de Menny, je n’aurais rien compris dans les tâches qui figuraient tantôt des montagnes, tantôt des forêts, alors que d’autres figuraient des lacs et présentaient des particularités insaisissables et incompréhensibles pour moi.
— À quelle distance sommes-nous ? demandai-je.
— Pour le moment nous nous approchons fort ; il y a encore près de 100 millions de kilomètres à parcourir.
— Et pourquoi ne vois-je pas la planète Mars dans le zénith de la coupole ? La viserions-nous obliquement dans notre vol ?
— Précisément. Une autre direction n’est pas possible. En quittant la Terre, nous conservons par inertie la vitesse de sa rotation autour du soleil, soit 30 kilomètres par seconde. La vitesse de Mars n’est que de 24 kilomètres ; donc, si notre vol se dirigeait perpendiculairement entre les deux orbites, nous serions projetés sur la surface de Mars avec une vitesse latérale restante de 6 kilomètres par seconde, ce qui serait fort désagréable ; aussi avons-nous choisi une ligne brisée qui absorbe la vitesse latérale.
— De quelle longueur sera notre route ?
— De 150 millions de kilomètres, soit deux mois et demi de trajet.
Si je n’avais pas été mathématicien, ces chiffres n’auraient rien dit à ma pensée. À présent, ils me semblaient un cauchemar, aussi me hâtai-je de quitter la chambre astronomique.
Les six compartiments latéraux du segment supérieur rangés autour de l’observatoire ne possédaient pas de fenêtres et leur plafond allait en pente vers le plancher. Au plancher se trouvaient de grands réservoirs de matière « Minus », dont l’action répulsive devait paralyser le poids de tout l’éteronef.
Les étages centraux, le troisième et le deuxième, étaient occupés par les laboratoires des membres particuliers de l’expédition, par leurs cabines, par les bains, la bibliothèque, la salle de gymnastique, etc., etc.
La cabine de Netty se trouvait à côté de la mienne.
La légèreté du corps devenait de plus en plus sensible et cette sensation cessait d’être agréable. Il s’y mêlait une certaine inquiétude, un sentiment inexprimable d’appréhension. Je rentrai dans ma cabine et m’étendis sur le hamac.
Après deux heures de calme et de réflexions renforcées, je succombai à un profond sommeil. En m’éveillant, je vis Netty, installé à ma table. Je me levai brusquement, mais, calculant mal mes mouvements, je butai violemment le plafond, comme si j’eusse été lancé vers lui.
— Il convient de se montrer plus réservé lorsque, comme vous, on pèse moins de 20 livres, me fit constater Netty d’un ton débonnaire et un peu moqueur.
Il était venu auprès de moi dans le but de me donner des indications relatives à une sorte de « mal de mer » dont je commençais à me sentir envahi, en raison de l’insolite perte de mon poids. Une sonnerie était reliée de ma cabine à la sienne, et en cas de nécessité, je pouvais immédiatement l’appeler. Je profitai de l’occasion pour m’entretenir avec le jeune docteur. Je me sentais invinciblement attiré vers ce jeune savant, très sympathique et très gai. Je lui demandai comment il se faisait que lui et Menny, seuls parmi tous les Marsiens habitant l’éteronef, parlassent ma langue maternelle.
— C’est bien simple, expliqua-t-il ; lorsque nous décidâmes de chercher l’homme qu’il nous fallait, Menny me choisit pour l’accompagner dans votre pays, où nous passâmes plus d’un an, jusqu’à l’époque où nous vous prîmes avec nous.
— Ainsi donc les autres « cherchaient l’homme » dans les autres nations ?
— Oui, parmi les peuples des principaux pays. Cependant, comme l’avait prévu Menny, nous le trouvâmes dans votre pays, où la vie est plus intense, plus énergique, où les êtres sont obligés de regarder l’avenir. Lorsque nous l’eûmes trouvé, nous avertîmes les autres qui se rassemblèrent immédiatement et voilà. Nous sommes partis.
— Voulez-vous me dire ce que, réellement, vous entendez par ces mots : « Nous avons cherché l’homme », « nous avons trouvé l’homme ». Je comprends bien qu’il était question de découvrir un sujet capable, apte à remplir un rôle que vous lui destiniez, et Menny m’a donné à entendre lequel. Il est flatteur d’avoir été choisi en la circonstance ; cependant, j’aimerais à connaître les obligations auxquelles je suis tenu.
— Dans les lignes les plus générales, je puis vous le dire. Il nous fallait un homme dont la nature réunissait le plus de santé et le plus de souplesse, et à la fois le plus de capacités pour un travail sérieux et le moins de liens personnels sur la Terre, en même temps que le moins d’individualisme. Nos physiologues et nos psychologues ont estimé que le passage des conditions de la vie de votre société, morcelée par une perpétuelle lutte intérieure, vers les conditions de notre vie organisée, socialistiquement, comme vous le diriez, que ce passage, dis-je, serait bien difficile à franchir pour un individu ordinaire et que cela nécessitait une organisation tout spécialement favorable. Menny estima que vous y conveniez plus que tout autre.
— Et son opinion vous a-t-elle suffit ?
— Oui, car nous nous basons absolument sur son appréciation, Menny est un homme d’une intelligence tout à fait supérieure. Ses raisonnements sont d’une force et d’une clarté incontestables. Plus qu’aucun de nous, il a de l’expérience dans ses relations avec les hommes terrestres ; c’est lui, d’ailleurs, qui eut le premier l’initiative de ces relations.
— Et qui donc a découvert le moyen de communication entre les planètes ?
— C’est l’œuvre de plusieurs. La matière « Minus » fut découverte il y a une dizaine d’années. Au début, nous ne parvenions qu’à en emmagasiner de très médiocres quantités et il fallait les considérables efforts d’une quantité de fabriques pour le développement des moyens de sa production en grandes quantités. Dans la suite, il fallut perfectionner la technique de l’exploitation et de la décomposition de la matière radiante, avec un moteur correspondant pour l’éteronef. Ceci exigea de nombreux efforts. Puis, nombre de difficultés surgirent des conditions mêmes du milieu interplanétaire avec sa température glaciale et ses brûlants rayons solaires, non adoucis par la membrane aérienne. Le calcul du chemin à parcourir se montra malaisé à définir exactement. Des inexactitudes se présentèrent qui n’avaient pas été prévues auparavant. Bref, les précédentes expéditions envoyées vers la Terre finirent par la perte de tous les participants, jusqu’au moment où Menny trouva le moyen d’organiser la première expédition rapide. Et, à présent, profitant de ses méthodes, nous avons abordé Venus, il n’y a pas longtemps.
— Mais, s’il en est ainsi, Menny est un véritable génie ! dis-je.
— Oui, s’il vous plaît de nommer ainsi un homme qui a beaucoup et bien travaillé.
— Ce n’est pas là ce que je voudrais dire. Bien des gens ordinaires peuvent travailler beaucoup et bien. Menny, lui, est l’homme créateur, menant l’humanité vers l’avenir. Tout cela paraît invraisemblable.
— Chaque travailleur est créateur, mais c’est l’humanité et la nature qui créèrent le travailleur. Menny eut dans les mains toute l’expérience des générations précédentes et celle des explorateurs contemporains. N’est-ce pas de cette expérience qu’il tira chaque partie de son travail ? Et n’est-ce pas la nature qui lui offrit tous les germes et tous les éléments de ses combinaisons ? N’est-ce aussi de la lutte même de l’humanité contre la nature que sont sortis les vifs stimulants de ces combinaisons ? L’homme est une personnalité, mais son œuvre est impersonnelle. Tôt ou tard, il meurt avec ses joies et ses souffrances. Il n’y a pas de différence entre les travailleurs ; la grandeur n’est pas égale à ce qui survit ni à ce qui reste dans l’existence.
— Cependant, le nom d’un homme tel que Menny ne peut pas périr avec lui ; il reste dans la mémoire de l’humanité, tandis que les innombrables noms des autres disparaissent sans laisser de souvenirs
— Le nom de chacun se conserve jusqu’au moment où cessent d’exister ceux qui ont vécu avec lui et qui l’ont connu. L’humanité n’a pas besoin du symbole inerte de la personnalité qui n’est plus. Notre science et notre art gardent impersonnellement ce qui est fait par un travail commun. Le ballast des noms du passé n’est pas nécessaire pour perpétuer la mémoire de l’humanité.
— Peut-être avez-vous raison, mais le sentiment de notre monde se révolte devant cette logique. Pour nous, les noms des maîtres de la pensée et du fait sont de vivants symboles desquels ne peuvent se passer ni nos sciences ni nos arts, ni toute notre vie sociale. Un nom inscrit sur une bannière est plus expressif parfois dans la lutte des forces et des idées que ne le serait un mot d’ordre abstrait. Et le nom des génies est un monument dans notre mémoire.
— C’est parce que l’œuvre unique de l’humanité n’est pas encore pour vous une œuvre unique ; elle se morcèle dans les illusions créées par les luttes entre les hommes et semble être non l’œuvre de l’humanité, mais bien celle des hommes. Il m’a été difficile, d’ailleurs, de comprendre votre point de vue, tout autant qu’il vous est et vous sera malaisé de comprendre le nôtre.
— Parmi les vôtres il n’y a pas d’immortels ; mais, par contre, tous les mortels sont des êtres d’élite. Tous ont beaucoup et bien travaillé, suivant votre expression.
— En général, oui. Menny fit pourtant une sélection parmi ceux — et ils étaient nombreux — qui voulurent faire partie de l’expédition.
— Et le plus érudit, après Menny ? C’est probablement Sterny ?
— Oui, si obstinément vous voulez comparer et mesurer le mérite des gens. Sterny est un savant, mais d’un genre absolument différent. C’est un mathématicien de première force. Il a découvert de nombreuses fautes dans les calculs sur lesquels on se basait pour les précédentes expéditions sur la Terre. Il a démontré que certaines d’entre elles suffisaient pour faire échouer l’œuvre et ses participants. Il a proposé de nouveaux moyens dont les résultats ont prouvé l’infaillibilité.
— D’après mes impressions premières et aussi suivant les dires de Menny, il semble que Sterny soit bien tel. Cependant, sans pouvoir définir ce sentiment, l’apparition de Sterny me remplit d’une vague appréhension, elle me trouble et je me sens pris pour lui d’une véritable antipathie. Vous, docteur, ne pouvez-vous me fournir un éclaircissement à ce sujet ?
— Sterny est un esprit très fort, mais froid et analytique. Sans pitié il analyse tout et conséquemment ses déductions sont souvent exclusives et trop sévères parce que l’analyse des parties ne donne qu’une entité amoindrie. Vous n’ignorez pas que partout où se trouve la vie, le tout surpasse la somme de ses parties, à l’exemple du corps humain, qui a une valeur plus grande que l’amas de ses membres. Sterny, dis-je, s’adapte plus difficilement aux impressions et aux sentiments d’autrui. Si vous vous adressez à lui, il vous aidera toujours très volontiers, mais il ne devinera jamais ce dont vous avez besoin. Ses travaux et les questions abstraites qui occupent son cerveau accentuent encore cette disposition de son caractère. À ce point de vue, il diffère absolument de Menny, qui, lui, pénètre davantage son entourage. Il lui est arrivé souvent de m’exprimer les désirs et les sentiments qui m’agitaient.
— S’il en est ainsi, Sterny doit être mal disposé pour nous, habitants de la Terre, qui sommes pleins de défauts et de divergences !
— Je ne le crois pas. Il est cependant fort sceptique. Après six mois de séjour en France, il télégraphia à Menny : « Rien à trouver ici ». Partiellement, il avait peut-être raison. Son compagnon Letta n’avait pas davantage trouvé l’homme qu’ensemble ils cherchaient ; mais il est à remarquer que les caractéristiques des Français venant de Sterny étaient bien plus sévères et plus serrées que celles de Letta.
— Je ne me souviens pas de celui que vous appelez Letta. Qui est-il ?
— C’est un chimiste, aide de Menny, un homme âgé. C’est l’aîné de tous ceux qui se trouvent avec nous dans l’éteronef. Il sera bientôt votre ami et vous sera souvent utile. Il est doux et très attentif, n’étant pas psychologue comme Menny. Allez le trouver dans son laboratoire, il vous fera bon accueil et vous montrera des choses intéressantes.
À ce moment je me souvins que nous nous étions bien éloignés de la Terre et je demandai à la regarder. Nous passâmes dans une des places latérales aux grandes fenêtres.
— N’allons-nous pas nous approcher de la lune dans notre vol ?
— Non, elle reste sur le côté et c’est dommage, car j’aurais aussi voulu la voir de près. Vue de la Terre, elle est étrange. Grande, froide, lente et silencieuse, elle ne ressemble en rien à nos deux petites lunes qui passent si rapidement dans notre ciel en changeant d’aspect, comme de petits enfants capricieux. Votre lune est claire et sa lumière est douce. Votre soleil aussi rayonne d’une plus vive lumière. En cela, vous êtes plus heureux que nous et vous n’avez pas besoin, comme nous, de larges prunelles pour absorber les faibles rayons de nos jours.
Nous nous assîmes près de la fenêtre. La Terre apparaissait lointaine, affectant la forme d’une serpe gigantesque. Seuls les contours occidentaux de l’Amérique, le nord-est de l’Asie, une trace brumeuse du Pacifique et une tache blanche de la Mer Nord-Polaire étaient apparentes. L’Atlantique et le vieux monde étaient dans l’obscurité. Notre trajet oblique et la rotation axiale en étaient la cause.
Mes yeux y restaient attachés et mon âme souffrait en songeant au pays natal où étaient la vie, la lutte, les souffrances, où j’étais hier encore parmi mes camarades, maintenant remplacé. Un doute s’éleva dans mon âme.
— Le sang coule là-bas et moi je suis ici dans le rôle d’un spectateur.
— C’est dans la lutte pour l’avenir que le sang coule, en ce moment ; mais il faut connaître l’avenir meilleur, pour pouvoir lutter efficacement et c’est pour cela que vous êtes ici, me dit Netty.
Ému, j’étreignis sa petite main enfantine.
S’éloignant de plus en plus et s’amincissant, la Terre ressemblait maintenant à une faucille, accompagnée d’une autre faucille, la lune. Parallèlement, nous, les passagers de l’éteronef, étions devenus de fantastiques acrobates, capables de voler sans ailes, de nous placer commodément dans n’importe quelle direction de l’espace, la tête vers le plancher ou vers le plafond, ou vers les murs, indifféremment. Peu à peu, je liai connaissance avec mes nouveaux compagnons et me sentis plus libre avec eux.
Le jour après notre départ (nous avions conservé la notion du temps, quoique en réalité il n’existât ni jours ni nuits véritables pour nous), je m’étais travesti, de ma propre initiative, en un costume marsien, afin de ne pas contraster si vivement d’avec mes compagnons.
Le costume en lui-même me plaisait, sans inutilités conventionnelles comme la cravate et les manchettes ; il était simple et commode et donnait la plus grande liberté possible aux mouvements. Les parties du costume s’agrafaient de façon à former du costume un tout dont on pouvait facultativement détacher des parties, telles que l’une ou l’autre manche ou la blouse entière.
Les manières de mes compagnons étaient pareilles à leur costume, simples et dégagées de toute superfluité. Entre eux, ils ne se saluaient ni ne se remerciaient jamais. Le sujet d’une conversation une fois épuisé, on ne s’attardait pas en formules de politesse ; néanmoins, ils donnaient avec une grande bienveillance tous les renseignements désirés, s’adaptant scrupuleusement au niveau de compréhension de leur interlocuteur et se pénétrant de sa psychologie, si même elle ne s’approchait pas de la leur.
Faut-il ajouter que dès les premiers jours je me mis à l’étude de la langue marsienne ? Mes compagnons acceptèrent avec empressement le rôle d’instituteurs, à commencer par Netty, Cette langue est extrêmement originale, malgré la grande simplicité de sa grammaire et des règles de formation des mots, elle me présenta des difficultés que j’eus quelque peine à surmonter. En général, ses règles sont sans exception ; mais, par contre, les noms des objets et autres varient suivant les temps. Cela pénétra assez malaisément dans mon cerveau.
— Dites-moi, Netty, quels sens ont ces formes ?
— Vous ne comprenez pas ? Dans votre langue, le genre s’indique scrupuleusement, alors que cela n’a guère d’importance bien marquante, et cela paraît même bien étrange lorsqu’il s’agit d’objets inanimés. Combien est plus importante la différence entre les objets qui existent, ceux qui n’existent plus et ceux qui doivent encore paraître. Chez vous, en Russie, le mot maison est masculin ; le mot canot féminin ; chez les Français, c’est le contraire qui existe et la question n’y gagne et n’y perd rien. Mais en parlant d’une maison incendiée ou d’une maison à construire, vous employez le mot dans une forme semblable à celle dont vous vous serviriez s’il s’agissait de la maison où vous demeurez. Existe-t-il une bien grande différence dans la nature entre un être vivant et un mort, entre ce qui existe et ce qui n’existe plus ? Pour indiquer cette différence, il vous faut des mots et des phrases entières. Ne vaut-il pas mieux expliquer cette différence en ajoutant au mot employé une seule lettre ?
Mes facultés de mémoire satisfirent Netty ; sa méthode d’enseignement, d’ailleurs, était excellente et les choses avançaient. Cela me facilita bientôt l’entente avec les Marsiens. Plus sûrement je voyageai par tout l’éteronef, me faisant expliquer les choses qui m’intéressaient, visitant les chambres et les laboratoires.
Le jeune astronome Enno, aide de Sterny, vif et alerte comme un enfant, m’expliquait une foule de choses intéressantes, admirant lui-même la beauté de l’ambiance observée. Je me sentais heureux auprès de ce jeune astronome-poète ; le légitime désir de m’orienter dans notre situation au milieu de la nature excusait et expliquait la fréquence de mes visites. Certain jour Enno me montra la petite planète Erote, fortement agrandie et dont une partie de l’orbite passe entre les routes de la Terre et de Mars, le restant de l’orbite dépassant Mars et entrant dans le rayon des astéroïdes.
Quoique Erote fut éloignée de 150 millions de kilomètres, la photographie de son disque minuscule présentait, sous l’oculaire du microscope, une carte géographique semblable à celle de la lune. Il est probable qu’Erote soit privée de vie à l’exemple de la lune.
Une autre fois Enno photographia un essaim de météores passant à une distance de quelques millions de kilomètres à peine. Le cliché présentait naturellement un vague brouillard. Ici, Enno me narra la fin d’un éteronef expédié également vers la Terre et qui se rencontra avec un essaim semblable. Les astronomes, qui observaient l’éteronef au moyen de leurs plus puissants télescopes, remarquèrent tout à coup l’extinction de ses feux électriques. L’éteronef avait disparu pour toujours dans l’espace. Il est probable qu’il avait rencontré de ces corpuscules qui, en raison de la grande différence de vitesse, le traversèrent de part en part. L’air s’échappa et la température interplanétaire glaça les corps déjà immobiles des passagers. À présent, l’éteronef prolonge son vol sur l’orbite cométaire. Il s’éloigne pour toujours du soleil et on ne sait quand s’arrêtera la course du vaisseau macabre, peuplé de cadavres.
À ces mots, le froid glacial des déserts « éthériens » me pénétra. Je sentis notre île minuscule perdue dans l’océan infini et silencieux, sans aucun soutien dans son mouvement fantastique, dans le vide noir qui l’entoure.
Enno devina mon trouble :
— Menny est un navigateur sûr, dit-il, et Sterny ne commet pas d’erreurs. Et la mort... Vous l’avez vue de près... Elle est la mort seulement... Rien de plus.
Une heure vint bientôt où je me souvins de ces paroles en lutte avec le malaise qui habitait mon âme.
Letta m’attira non seulement par sa douceur et sa délicatesse, mais surtout par ses connaissances approfondies dans ce qui m’intéressait au plus haut point : la structure de la matière. Menny, seul, était encore plus compétent dans ces questions, mais je l’évitais, comprenant que son temps était trop précieux pour les intérêts de la science et de l’expédition. Et puis, le bon vieillard Letta était si indulgent à mon ignorance ; il m’expliquait avec tant de bonne grâce et même de plaisir l’a-b-c de la question, que je ne me sentais jamais importun vis-à-vis de lui.
Il me lut un cours entier sur la théorie de la structure de la matière en l’illustrant d’expériences, d’analyses et de synthèse des éléments. Il lui fallut faire de nombreuses expériences, entre autres celles dont les phénomènes ont un caractère violent et s’échappent sous forme d’explosion.
Il advint que durant une démonstration qu’il me faisait, Menny pénétra dans la place. Letta achevait précisément de décrire un phénomène curieux et il s’apprêtait à en faire l’expérience.
— Soyez prudent, dit Menny, car cette démonstration, une fois déjà, a mal fini. Il suffit d’une addition étrangère minuscule à l’élément analysé et la plus faible détente électrique produirait une explosion pendant l’échauffement.
Déjà Letta semblait décidé à abandonner l’expérience, mais Menny, toujours désireux de me faire plaisir, voulut absolument qu’elle se fît et il vérifia lui-même toutes les conditions de l’expérience. La réaction se fit à souhait.
Un autre jour, nous recommençâmes les expériences avec le même produit. Il me sembla que Letta le sortait d’un autre récipient et la pensée me vint de le lui dire, au moment où il posa la cornue sur l’étuve électrique. Inquiet, il se dirigea immédiatement vers l’armoire contenant les réactifs, laissant la cornue et l’étuve sur une table près du mur qui était en même temps la paroi extérieure de l’éteronef. Je le suivis.
Tout à coup une détonation se fit entendre, suivie d’un sifflement, de hurlements et d’un tintamarre métallique. Nous fûmes projetés avec violence vers les battants de l’armoire. Je sentis qu’une force invincible m’attirait vers la paroi extérieure et je saisis machinalement une forte anse clouée à l’armoire ; je me laissai aller horizontalement, soutenu dans cette position par un puissant courant d’air. Letta fit de même.
— Restez-là, jeta-t-il impérativement.
Sa voix me parvenait affaiblie parmi les grondements. Un froid glacial me pénétrait.
Letta jeta un regard circulaire. Son visage, horriblement pâle, devint soudain, d’affolé qu’il était, résolu et héroïque. Il me cria deux mots que je ne pus comprendre, mais je devinai un suprême adieu et ses mains desserrèrent leur étreinte.
Un coup assourdi... et puis plus rien, Les grondements avaient cessé.
Je sentis que je pouvais relâcher l’anse et je me retournai. La table avait disparu et contre la paroi, fortement appuyé, se dressait Letta, immobile, les yeux larges ouverts et le visage inanimé. Je m’élançai d’un bond et ouvris la porte. L’air tiède du dehors me rejeta en arrière. Menny entra vivement dans la place et se dirigea vers Letta. En un instant la chambre se remplit de monde, Netty fendit la foule et s’élança vers Letta. Nous restâmes pétrifiés !
— Letta est mort, dit Menny. L’explosion a troué la paroi de l’éteronef et Letta a tamponné la brèche de son corps. La pression d’air a déchiré ses poumons ; la mort a été instantanée. Letta a sauvé notre hôte, sans quoi tous deux auraient péri.
Netty sanglota éperdûment...
Durant plusieurs jours après la catastrophe, Netty resta dans sa cabine. Dans les yeux de Sterny je crus remarquer, plus d’une fois, une expression presque hostile. J’étais cause de la mort inopinée d’un savant distingué ; l’esprit essentiellement mathématique de Sterny ne pouvait s’empêcher de comparer entre elles les valeurs d’une vie perdue et d’une vie sauvée. Menny ne changea en rien son attitude, restant calme et bienveillant à mon égard ; Enno et les autres se conduisirent de même vis-à-vis de moi.
Je continuai à étudier la langue marsienne et priai Menny, à l’occasion, de me choisir un volume traitant de l’humanité de sa planète. Il s’associa à ma pensée et me remit un ouvrage populaire d’histoire universelle écrit pour les enfants marsiens.
Aidé de Netty, je commençai à lire et à traduire cet ouvrage.
Je fus frappé de reconnaître avec quel art exquis l’auteur avait manié sa pensée pour concréter et vivifier les thèmes et les idées les plus générales, les plus abstraites au premier abord. Cela lui avait permis d’exposer son système avec une indiscutable logique, une clarté stricte et presque géométrique ; certes, aucun de nos auteurs populaires n’oserait risquer d’écrire un ouvrage de ce genre pour les enfants.
Le premier chapitre, empreint de philosophie, traitait de l’idée du monde comme d’une entité, d’un tout uni qui comprend et définit tout. Ce chapitre me remit en mémoire les ouvrages de cet ouvrier-penseur, qui le premier exposa dans une forme simple et naïve les bases de la philosophie prolétarienne de la nature. Le chapitre suivant ramenait à une époque infiniment éloignée où le monde ne revêtait pas encore des formes connues de nous, où un chaos et un vague indifférenciés régnaient dans cet espace sans bornés. L’auteur racontait l’individualisation des premières accumulations difformes d’une matière indéfiniment subtile non définie chimiquement ; ces accumulations étaient les embryons de gigantesques mondes planétaires, nébulosités dont notre voie lactée, avec 20 millions de soleils, parmi lesquels notre soleil est l’un des plus petits.
Puis il exposait la concentration de la matière, ses combinaisons solides, où elle revêtait la forme des éléments chimiques ; à côté de cela se dissolvaient les accumulations primitives et se sécrétaient des nébulosités gazéiformes soléo-planétaires, que par milliers on peut observer à l’aide du télescope. L’histoire de l’évolution des nébuleuses, des cristallisations solaires et planétaires était exposée à l’exemple de notre théorie Kant-Laplace, mais avec plus de précision et de détails.
— Dites-moi donc, Menny, est-il bon d’inculquer aux enfants ces idées générales et abstraites, ces pâles tableaux mondiaux, si éloignés de l’ambiance concrète ? Ne remplit-on pas le cerveau enfantin d’images vides, creuses et purement romanesques ?
— Notre enseignement ne commence jamais par les livres, dit Menny. L’enfant forme ses connaissances en observant la vie de la nature, en s’associant à la vie commune. Avant de lire un ouvrage de ce genre, il voyagera beaucoup, observera la nature et fera la connaissance des multiples espèces végétales et animales. En outre, il s’accoutumera à l’emploi du télescope, du microscope, du phonographe et de la photographie. Un livre tel que celui-ci est destiné uniquement à consolider, à unifier ses connaissances, à combler, en passant, certaines lacunes et marquer la ligne des études futures. Il est donc juste de souligner et faire ressortir l’idée fondamentale pour qu’elle ne se perde pas dans des détails. Un homme uni doit déjà être créé dans l’enfant.
Tout cela ne m’était pas encore bien compréhensible, mais je ne poussai pas plus loin mes investigations ; j’aurais, tant bien que mal, la possibilité de connaître personnellement les enfants marsiens et leur système d’éducation. Je continuai donc la lecture du volume. Venait l’histoire géologique de Mars. L’exposition très serrée, d’ailleurs, abondait en comparaison avec l’histoire de la Terre et de Vénus. À part le parallélisme existant, la différence entre elles consistait en ce que Mars est deux fois plus âgée que la Terre et quatre fois plus que Vénus. L’auteur citait les chiffres d’âge planétaire et j’en ai conservé le souvenir ; mais je les laisse et ne les mentionnerai pas, afin de ne pas ébahir nos savants terrestres ou les irriter.
Puis venait l’histoire de la vie ; par conséquent, description des synthèses primitives, complexes dérivés cyaniques qui, n’étant pas encore la vraie matière vivante, possédaient déjà ses qualités multiples et description des conditions géologiques qui impliquaient la naissance de ces synthèses. On expliquait les causes dont la force conservait et accumulait ces éléments au milieu des autres combinaisons moins flexibles, mais plus résistantes. Pas à pas, les complications et la différenciation de ces germes chimiques étaient recherchées jusqu’à l’apparition des vraies cellules vivantes qui inaugurent le « monde-protée ». L’évolution de la vie était représentée par l’échelle progressive des êtres vivants par un arbre généalogique : des protistes aux plantes supérieures, d’un côté, à l’homme de l’autre, accompagné des embranchements latéraux. La comparaison avec la ligne terrestre d’évolution montrait que sur le chemin de la première cellule à l’homme, les premiers anneaux de la chaîne se ressemblent ; de même, les différences dans les derniers anneaux sont insignifiantes ; c’est la chaîne moyenne qui en présente le plus. Cela me surprit assez.
— Cette question, dit Netty, n’est pas encore étudiée et suffisamment éclairée. Il y a vingt ans, nous ne connaissions pas même la structure des animaux supérieurs vivant sur la Terre et notre étonnement fut grand de constater de la ressemblance avec notre type. Probablement le nombre possible des types supérieurs, tendant à exprimer la plus haute vitalité, n’est pas si grand ; et sur les planètes semblables aux nôtres, dans les conditions égales, la nature n’avait qu’un moyen pour réaliser ce maximum de vie.
— Et, d’ailleurs, remarqua Menny, le type supérieur conquérant de la planète est celui qui donne pleinement toute la somme de ces conditions ; tandis que les stades intermédiaires les résument partiellement et étroitement. Ainsi donc, en raison de la forte ressemblance des conditions générales, les types supérieurs doivent coïncider dans la plus grande mesure, tandis que les types intermédiaires, à cause même de leur étroitesse, sont plus sujets aux différences. Je me souvins de l’idée qui me vint, durant mes années universitaires, du nombre possible et restreint des types supérieurs chez les poulpes, mollusques, céphalopodes ; les yeux ressemblent beaucoup à ceux de notre branche des vertébrés ; cependant, l’origine et le développement des yeux, chez les céphalopodes, est tout à fait autre, au point que les couches des tissus de l’appareil visuel se présentent dans un ordre inverse au nôtre.
Cependant, le fait était là : sur l’autre planète vivaient des individus semblables à nous et il me fallait étudier leur vie et leur histoire.
Les temps historiques et les phases primitives de la vie humaine sur la planète Mars offraient des points de ressemblance avec celles du monde terrestre. Les mêmes formes de la vie familiales ; la même existence de communautés isolées, même le développement des liens entre elles, au moyen d’échange. Plus loin, commençait la séparation, mais plutôt dans le style et le caractère que dans la direction principale de l’évolution. La marche de l’histoire marsienne était plus douce et plus simple que sur la Terre. Il y avait naturellement des guerres de tribus et de nations, la lutte des classes, mais les guerres n’étant pas des facteurs importants dans la vie historique, elles cessèrent bientôt et la lutte des classes revêtit rarement les formes violentes de la lutte brutale. Ceci n’était pas clairement indiqué, mais l’exposé, le récit le démontraient. d’une manière évidente. Les Marsiens ignoraient l’esclavage, leur féodalisme était faiblement empreint du militarisme et leur capitalisme se déroba de bonne heure à la diffusion nationale ; il ne produisit rien de semblable à nos armées d’aujourd’hui.
Seul, il me fallait trouver explication à tout ; les Marsiens et Menny même commençaient seulement à étudier l’histoire de l’humanité terrestre et ils n’avaient pu encore établir de comparaison entre l’analyse de la nôtre et leur passé. Je me souviens à présent d’une discussion que j’eus avec Menny ; tout en étudiant la langue marsienne, je lui demandai si celle parlée par mes compagnons de voyage était la plus répandue parmi tous les langages marsiens. Il me répondit qu’elle était la seule langue littéraire parlée sur toute la planète.
— Autrefois, ajouta Menny, les hommes des diverses nations ne se comprenaient pas entre eux, mais quelques siècles avant le bouleversement socialiste, tous les dialectes se confondirent en une langue unique. Cela se fit sans difficulté, sans que l’on y pensa autrement. Quelques particularités locales se sont pourtant conservées des dialectes locaux, mais compréhensibles pour tous. Le développement de la littérature y mit fin.
— Cela ne peut s’expliquer, dis-je, que par la forme des rapports sociaux plus larges, existant sur votre planète, contrairement à ce qui existe chez nous.
— Précisément, répliqua Menny. Notre planète n’a ni vos océans gigantesques, ni vos inaccessibles montagnes. Nos mers sont de moyenne grandeur et ne taillent pas dans la terre ferme des continents distincts ; nos montagnes ne sont pas trop élevées, à part quelques très rares cimes. La surface totale de notre planète est quatre fois moindre que celle de la Terre et pourtant la force de gravitation étant deux fois et demie moindre, nous pouvons nous mouvoir suffisamment vite pour ne pas avoir recours à des moyens artificiels de transport : ainsi nous allons aussi vite à pied que vous à cheval. La nature éleva moins de barrières entre nos tribus que sur la Terre.
Telle était, paraît-il, la raison fondamentale qui empêcha la désunion des nations et des races marsiennes et en même temps le développement des guerres, du militarisme et du système de la tuerie des foules. Les forces contradictoires du capitalisme, d’elles-mêmes, auraient probablement créé ces signes caractéristiques de la haute culture ; mais l’évolution du capitalisme suivait là une ligne spéciale, créant des conditions nouvelles à l’unification politique de tous les peuples et de toutes les tribus marsiennes. Particulièrement, dans l’agriculture, la petite propriété fut remplacée bientôt par la grande culture capitaliste, suivie de près par la nationalisation du sol. La cause gisait dans le dessèchement progressif du sol que les petits propriétaires se sentaient impuissants à arrêter. La croûte planétaire s’imprégnit profondément d’eau et ne la rendit point. C’était le prolongement du processus naturel, grâce auquel les océans marsiens d’antan s’abaissèrent et se transformèrent en des mers peu étendues et fermées. Ce processus, quoique peu avancé encore, s’accomplit également sur la Terre. Sur Mars, deux fois plus âgée que la Terre, la situation se faisait déjà sérieuse, il y a mille ans, puisque l’ensablement des mers impliquait la raréfaction des nuages, des pluies, donc l’ensablement des fleuves et le tarissement des ruisseaux. L’irrigation artificielle devint nécessaire et même indispensable dans certaines contrées. Qu’auraient donc fait les petits propriétaires ? Ou bien ils se sont ruinés et leurs terres passèrent entre les mains des grands propriétaires voisins, riches en capitaux et en matériel agricole ; ou, encore, les paysans se sont réunis en associations, fusionnant leurs fonds pour gérer l’entreprise commune. Cependant, au bout d’un certain temps, les capitaux nécessaires firent défaut ; on emprunta aux capitalistes et la situation des associations s’obéra lentement et sûrement. Les intérêts à payer sur les sommes empruntées augmentaient les frais généraux et nécessitaient de nouveaux emprunts et ainsi de suite. Enfin, les associations périrent, parce que privées de l’influence économique de leurs créditeurs, qui finirent par les ruiner et s’emparèrent des biens d’innombrables petits paysans propriétaires. Ainsi, il advint que tout le sol cultivé se trouva dans les mains de quelques milliers de capitalistes fonciers ; il existait d’immenses déserts, cependant, au centre du continent, où l’eau manquait et ne pouvait être canalisée, avec les moyens à la disposition des capitalistes particuliers. Lorsque le pouvoir gouvernemental, déjà complètement démocratique, se vit dans l’obligation de se charger de cette affaire pour détourner le superflu croissant du prolétariat et pour assister les paysans affamés, il s’aperçut que les moyens nécessaires pour la construction de gigantesques canaux lui manquaient. C’est alors que les syndicats capitalistes voulurent s’approprier la colossale entreprise ; mais le peuple, en masse, s’y opposa, se rendant compte que les syndicats songeaient à affermer même l’État. À la suite d’une lutte bien longue et d’une résistance désespérée de la part des capitalistes fonciers, on établit progressivement un lourd impôt foncier sur le revenu de la terre. Les capitaux accumulés que produisait cet impôt servirent à l’entreprise des gigantesques travaux de canalisation. La force des Land-lords fut minée et ainsi se produisit la nationalisation de la terre. Le restant des derniers paysans-propriétaires disparut, parce que l’État, en vue de ses propres intérêts, ne consentit plus à céder ses terres qu’à des forts capitalistes et les entreprises agricoles devinrent alors plus vastes qu’auparavant. C’est ainsi que les fameux canaux apparurent comme un puissant moteur de développement agricole et comme un soutien solide de l’unité politique et de toute l’humanité.
Ayant terminé ma lecture, je ne pus me retenir d’exprimer mon étonnement à Menny ; je ne pouvais concevoir que d’aussi gigantesques voies de navigation pouvaient être créées par la main des hommes, travaux formidables que nous, habitants de la Terre, serions capables de distinguer même avec nos médiocres télescopes.
— Ici vous vous trompez partiellement, observa Menny. Ces canaux sont évidemment énormes, mais pour être aperçus par les astronomes de la Terre, ils devraient avoir une largeur de quelques dizaines de kilomètres ; or, ils ne l’ont pas. Ce que vos astronomes distinguent, ce sont les larges zones des forêts que nous cultivons le long des canaux, afin d’entretenir une humidité proportionnelle de l’air et pour empêcher une trop rapide évaporation de l’eau. Il semble même que certains de vos savants l’ont déjà deviné,
L’époque du creusement des canaux fut aussi celle où fleurirent toutes les branches de production, de même que celle du plus grand calme dans la lutte des classes. La demande en forces manuelles fut énorme et le chômage disparut. Mais lorsque furent achevés les gigantesques travaux, la colonisation capitaliste des vieux déserts qui les accompagnaient se termina et alors éclata la crise industrielle, et la paix sociale cessa de régner. La révolution commença ; la marche des événements fut pourtant assez paisible ; les grèves devinrent l’arme particulière des ouvriers. Ils se soulevèrent rarement et ce, dans les régions agricoles presque exclusivement.
Pas à pas, en vue de l’inévitable, les propriétaires finirent par céder et même plus tard, lorsque le pouvoir gouvernemental parvint dans les mains du Parti Ouvrier, il n’y eut aucune tentative de la part des vaincus pour reconquérir leur situation par la violence. L’on n’appliqua pas le rachat dans le sens propre du mot, durant la socialisation des instruments de travail. Cependant, au début, on pensionna les capitalistes. Beaucoup d’entre eux jouèrent un grand rôle dans l’organisation des entreprises sociales. Il fut parfois malaisé de surmonter les difficultés dans la répartition des forces sociales d’après les capacités des ouvriers mêmes. Il y a un siècle, un jour de travail obligatoire existait pour tous les pensionnaires capitalistes, dont la journée de travail était de six heures ; ce chiffre alla s’amoindrissant. Mais le progrès de la technique et le compte exact du travail libre aidèrent à anéantir les vestiges du vieux système.
Ce tableau de l’évolution de la société non encore éteinte, de même que chez nous, par tout le feu et le sang, provoqua en moi un sentiment de haine, et ayant terminé ma lecture, j’en parlai à Menny.
— Je ne sais, dit-il d’un air pensif, mais il ne semble pas que vous ayez raison. Les contradictions sont plus aiguës sur la Terre, il est vrai, et sa nature répand plus généreusement les coups et la mort que la nôtre. C’est peut-être parce que les richesses de la nature terrestre sont depuis le début incomparables et que le soleil lui donna beaucoup plus de sa force vivace. Considérez donc de combien de millions d’années notre planète est âgée et son humanité n’est apparue que quelques dizaines d’années plus tôt que la vôtre. Elle va maintenant, devançant la vôtre par le développement, à peine de deux ou trois siècles. Nos deux humanités se présentent, à ma pensée, comme deux frères, dont l’aîné serait d’une nature calme et bien équilibrée, le cadet de tempérament violent et impétueux. Le cadet fait plus de fautes et dépense davantage ses forces ; son enfance fut chétive et inquiète et vers l’adolescence il fut pris parfois d’accès convulsifs douloureux. Mais ne sortira-t-il pas de lui, plutôt que de son aîné, un artiste créateur ? Ne sera-t-il pas, plus aussi que son frère aîné, à même de doter d’une manière plus large et plus riche notre grande nature ? Je ne puis le savoir, mais il me semble bien qu’il en sera ainsi...
Toujours dirigé par Menny, l’éteronef poursuivit, sans nouvelles aventures, sa route vers le but lointain. Je parvins quand même à m’adapter suffisamment aux conditions de cette existence dépourvue d’équilibre. Je parvenais à présent à surmonter les difficultés de la langue marsienne, lorsque Menny vint nous annoncer que la moitié du chemin venait d’être dépassée et que nous avions atteint à présent le maximum de vitesse ; celle-ci irait dès maintenant en décroissant.
Au moment indiqué par Menny, l’éteronef tourna rapidement et facilement. La Terre, qui depuis longtemps, du petit croissant qu’elle était naguère, était devenue une brillante étoile verte auprès du soleil, changea de place. De dessous, d’où nous la distinguions avant, elle se trouva placée au-dessus de nous ; le contraire se produisit avec le disque rouge de Mars.
Il s’écoula encore des dizaines, des centaines d’heures. Mars se transforma en un petit disque lumineux. Deux petites étoiles, ses compagnes, Deimos et Phobos (en grec, signifiant la « peur » et la « terreur »), petites planètes qui ne méritent nullement leurs noms menaçants, devinrent visibles.
Les sérieux Marsiens vinrent souvent se réjouir à l’observatoire de Enno, en contemplant la terre natale. Je regardai aussi, comprenant difficilement les choses aperçues, malgré les explications obligeantes de Enno. C’était si étrange pour moi. Les taches rouges représentaient les forêts et les prairies ; les taches foncées, les champs de blé mûr. Les villes se présentaient sous l’aspect de taches bleuâtres ; seules, les eaux et la neige conservaient une couleur compréhensible à mes yeux. Enno, vif et malicieux, me laissait parfois deviner les objets suivant qu’ils paraissaient dans l’oculaire de l’appareil et mes fautes l’égayaient beaucoup, ainsi que Netty.
Les dimensions du disque rouge croissaient à vue d’œil ; il dépassa bientôt en ampleur le disque amoindri du soleil et ressembla bientôt à une carte astrale opaque.
La force de gravitation augmentait sensiblement, ce qui me causait un extrême plaisir. Deimos et Phobos, de petits points noirs qu’elles étaient, devinrent de minuscules ronds luisants. Après 15 à 20 heures, Mars se déploya sous nos pieds, à l’exemple d’une planisphère, et de mes yeux je vis plus que toutes les cartes astrales pouvaient me montrer.
Tous auprès de moi se laissent aller à la joie. Seul, je ne puis dominer le trouble qui m’oppresse. On avance et encore, encore... Tous ont abandonné leur besogne ; les yeux sont braqués en bas, où vit un monde. Terre natale pour mes compagnons, secret et impénétrable encore pour moi. Menny, seul, est absent ; il ne quitte pas le moteur ; les dernières heures du voyage sont les plus risquées, les plus dangereuses ; il faut vérifier la distance et régler la vitesse.
Pourquoi donc, Colomb involontaire de ce monde, n’éprouvai-je ni orgueil, ni joie, ni même l’apaisement que porte la vue du continent après un long voyage sur les flots de l’Inconnu ?
L’avenir jette déjà son ombre sur le présent.
Il nous reste encore deux heures. Nous entrons bientôt dans les régions de l’atmosphère. Mon cœur bat éperdûment. Je me sens incapable de regarder encore et je vais dans ma chambre. Netty m’y rejoint. Il me parle, non du présent, mais du passé..., de la Terre..., là-haut.
— Vous y retournerez après avoir accompli la tâche, dit-il.
Ses paroles sont un tendre reproche, réveillant ma vaillance.
Nous continuons à nous entretenir de cette tâche à remplir et les heures s’écoulent. Netty regarde le chronomètre. Nous sommes arrivés,
— Allons, me dit-il.
L’éteronef s’immobilise, les larges parois métalliques se replient, l’air pur et vif pénètre enfin. Le ciel bleu et transparent est au-dessus de nous ; une foule énorme nous enserre.
Menny et Sterny sortent les premiers ; ils portent le cercueil transparent, avec le corps rigide de notre infortuné compagnon Letta.
Les autres suivent. Netty et moi, sortons les derniers, nous tenant par le bras, et nous fendons la foule compacte des Marsiens.
Durant les premiers jours, je m’installai chez Menny, dans une ville industrielle dont le centre forme un grand laboratoire chimique situé très profondément sous terre. La partie supérieure de la ville se trouve établie dans un grand parc d’une dizaine de kilomètres carrés. Ce sont les quelques centaines de maisons des ouvriers du laboratoire, le Palais des Conférences, le magasin de consommation, un bazar universel et la station de communication qui relie la ville chimique avec le reste du monde.
Menny, directeur en chef de tous les travaux, habite à côté des édifices communaux, près de l’entrée principale du laboratoire souterrain.
Mon premier sujet d’ébahissement dans la nature marsienne fut la couleur rouge des végétaux. Leur matière colorante, ressemblant d’après le contenu au chlorophyle des plantes terrestres, remplit une fonction analogue dans l’économie vitale de la nature et produit les tissus végétaux empruntés à l’air carbonique et à l’énergie solaire.
Netty me conseilla, afin de prévenir l’inflammation des yeux, de porter des lunettes colorées. Je refusai.
— C’est la couleur de votre étendard socialiste, il faut que je m’assimile à votre nature socialiste, dis-je.
— Faut-il alors en conclure que le socialisme se trouve à l’état latent dans la nature terrestre ? demanda Menny. Les feuilles des plantes terrestres ont aussi une empreinte rouge, mais elle se trouve être masquée par un pigment vert plus accentué. Il suffit de mettre des lunettes absorbant les rayons verts et faisant apparaître les rayons rouges pour que vos champs et vos forêts deviennent rouges comme les nôtres.
Le temps et la place me manquent pour décrire les formes originales des animaux et des plantes marsiennes, ou son atmosphère pure et transparente, comparativement raréfiée, mais riche en oxygène, ou son ciel foncé et profond, d’une couleur verdâtre, avec son soleil aminci, ses petites lunes et ses deux étoiles, Vénus et la Terre. Tout cela alors étranger et bizarre, à présent précieux et émouvant dans mon souvenir, n’ajouterait pas grand’chose à l’intérêt de mon récit. Les hommes et leurs rapports, voilà ce qui m’intéressait au plus haut point ; c’est eux, eux seuls, qui me paraissent fantastiques, énigmatiques dans ce bizarre décor.
Menny habitait une petite maison à deux étages, d’architecture semblable aux autres. Ce qui frappait dans les constructions, c’était les toits transparents, faits de vitres bleues. Immédiatement sous le toit se trouvait la chambre à coucher et le salon. Les Marsiens passent leurs moments de loisirs dans la lumière bleue, en raison de son action calmante et reposante. Ils aiment cette nuance, sombre pour nos yeux, que leur donne la lumière bleue.
Toutes les chambres destinées au travail, cabinet, laboratoire, cabine de communication, se trouvaient situées à l’étage inférieur, où la vive lumière rouge, réfléchie par le feuillage des arbres du parc voisin, pénètre par les vastes fenêtres. Cette lumière, qui m’inquiéta tout d’abord, dispose, paraît-il, les Marsiens au travail journalier.
Le cabinet de travail de Menny contenait de nombreux livres, ainsi qu’une quantité d’appareils à écrire, depuis le simple crayon jusqu’au phonographe imprimeur. Cet appareil était d’un mécanisme compliqué. Il transmettait les phrases prononcées aux leviers de la machine à écrire, d’une façon permettant de transcrire exactement ces phrases en caractères usuels. Le cliché phonogramme se conserve intact et sert également de traduction imprimée.
En face du bureau de Menny se trouvait un portrait de Marsien d’un âge moyen. Son visage rappelait celui de Menny, se distinguant cependant par une expression d’énergie sévère et froide, presque menaçante, étrangère à Menny, dont les traits exprimaient une volonté concentrée et ferme. Menny me fit le récit de la vie de cet homme.
C’était son aïeul, un grand ingénieur. Il vivait à une époque éloignée de la révolution sociale, au temps du creusement des grands canaux ; les importants travaux se trouvaient organisés sous sa direction et d’après ses plans.
Son premier aide, jaloux de son glorieux pouvoir, entama des intrigues. L’un des canaux principaux, dont le creusement nécessitait quelques milliers d’ouvriers, traversait une contrée malsaine, marécageuse. Nombre d’ouvriers étaient emportés par les maladies et les autres manifestaient leur mécontentement, Pendant que l’ingénieur dirigeant parlementait avec le pouvoir central au sujet des pensions à payer aux familles des ouvriers défunts, au cours des travaux, ou atteints de maladies, son aide souleva secrètement de l’agitation parmi les mécontents, les incitant à la grève. Il insinua l’idée de demander à transporter les travaux dans une autre contrée (exigence qui anéantissait le plan complètement élaboré des travaux) et d’exiger, en outre, la démission de l’ingénieur en chef.
Celui-ci, ayant été instruit de la chose, invita son aide à s’expliquer et le tua sur place.
Devant les juges, l’ingénieur refusa de se défendre et affirma avoir agi loyalement. Il fut emprisonné durant de longs jours.
Il arriva bientôt qu’aucun de ses successeurs ne parvint à surmonter les difficultés qui se dressaient. Des discordes s’élevèrent, des désordres et des rapines achevèrent de troubler l’ordre des choses et, enfin, le mécanisme entier des travaux se disloqua. Les dépenses s’élevèrent à plusieurs centaines de millions ; les ouvriers, mécontents et soudés, étaient prêts à se soulever. Le pouvoir central se remit alors en contact avec l’ingénieur emprisonné. On lui promit l’acquittement de sa peine et le rétablissement dans ses fonctions antérieures.
Il refusa énergiquement le pardon, mais consentit à reprendre la direction des travaux, dans sa prison. Il nomma et envoya sur place des reviseurs qui eurent bientôt fait d’éclairer la situation. Nombre d’ingénieurs, de fournisseurs furent révoqués et jugés. Les salaires furent haussés, l’organisation pour l’envoi régulier des vivres, des vêtements, des instruments aux ouvriers fonctionna, les plans des travaux furent revisés et corrigés. L’ordre était rétabli et le mécanisme puissant manœuvra désormais sans difficultés, comme un appareil soumis dans les mains du maître.
Et le maître ne s’arrêta pas dans la seule direction du travail gigantesque ; il élabora des plans pour l’avenir, trouvant et formant à sa pensée un remplaçant dans la personne d’un talentueux et énergique ingénieur, sorti du milieu ouvrier. Au jour où expira sa peine, tout était mis au point pour être transféré, sans aucun risque, en d’autres mains ; et au moment où le Ministre du Pouvoir central pénétrait dans la cellule pour libérer le maître, celui-ci mettait fin à ses jours.
Durant le récit, le visage de Menny s’était étrangement altéré ; ses traits étaient devenus sévères et implacables ; à ce moment, il rappelait absolument son aïeul. Et je sentis jusqu’à quel point il était proche et semblable à cet homme, né quelques siècles auparavant.
La chambre de communication était le compartiment central de l’étage inférieur. Elle renfermait les téléphones et des appareils d’optique transmettant à distance voulue l’image de tout ce qui se passait devant eux. Certains de ces appareils joignaient la maison à la station de communication et ainsi à toutes les maisons de la ville et avec toutes les villes de la planète ; les autres la reliaient avec le laboratoire souterrain où travaillait Menny. Ceux-là fonctionnaient sans cesse ; sur quelques platines très fines, on distinguait les images minuscules des ateliers éclairés, avec de grandes machines métalliques et des appareils en verre ; il y avait là également des centaines d’ouvriers. Je priai Menny de me faire visiter ce laboratoire.
— C’est plutôt dangereux, me dit-il. C’est là que se transforme la matière dans ses états encore inconstants et bien que les risques d’explosion et d’empoisonnement par les rayons invisibles soient réduits au minimum, le danger existe pourtant. Je ne puis vous exposer, puisque vous êtes seul parmi nous et que nul ne pourrait vous remplacer.
Dans le couloir du bas étage se trouvait une gondole aérienne, toujours prête pour le voyage.
— Où demeure Netty ? demandai-je.
— Dans une grande ville, distante de deux heures d’ici, en voyage aérien. Il y a là une grande usine de machines où travaillent quelques dizaines de milliers d’ouvriers qui fournissent à Netty un vaste champ d’exploration médicale. Ici, sur place, nous avons un autre médecin.
— Me sera-t-il permis de visiter la fabrique de machines ?
— Certainement, il n’y a là aucun danger. Si tel est votre désir, nous irons demain.
Nous fixâmes donc le voyage au lendemain.
Nous fîmes près de 500 kilomètres en deux heures, vitesse surpassant de beaucoup celle de nos trains électriques. En dessous de nous passaient, rapides, des paysages inconnus et étranges. Dans notre vol nous croisâmes souvent des oiseaux singuliers. Les rayons du soleil se reflétaient bleuâtres sur le toit vitré des maisons. Les fleuves et les canaux s’allongeaient comme des rubans d’acier ; mes yeux s’y reposaient, car ils me rappelaient des images terrestres. À l’horizon, j’apercevais une ville énorme entourant un petit lac et traversée par un canal. La gondole stoppa et atterrit près d’une jolie maison : la maison de Netty.
Netty était chez lui et nous salua joyeusement. Il prit aussitôt place dans la gondole et nous partîmes. L’usine se trouvait à quelques kilomètres encore de l’autre côté du lac.
Cinq énormes bâtisses, disposées en forme de croix, uniformes : grand toit de verre, soutenu par une dizaine de colonnes disposées en ellipse ou en cercle ; également des platines en verre transparent ou opaque en guise de murs. Nous nous arrêtâmes en face du bâtiment central, vis-à-vis de la porte principale mesurant 10 mètres en largeur et 12 mètres en hauteur. Le plafond du premier étage coupait horizontalement la porte. Des rails passaient sous celle-ci, se perdant dans l’intérieur ; nous approchâmes à la hauteur de la moitié supérieure du portail, et, assourdis par le bruit des machines, nous passâmes immédiatement au second étage. À vrai dire, c’était plutôt un réseau de ponts aériens coulant entre des machines inconnues. Quelques mètres plus haut se trouvait un autre réseau, encore plus haut, un troisième, un quatrième, un cinquième réseau ; ils étaient composés du parquet de verre encadré de fils d’acier ; tous étaient reliés par des ascenseurs et des échelles ; chacun d’eux était plus petit que le précédent.
Ni fumée, ni suie, ni odeur, ni poussière. Dans un air pur et frais, les machines baignées d’une lumière égale fonctionnaient rythmiquement. Elles sciaient, rabotaient, burinaient les énormes blocs de fer, d’aluminium, de cuivre. Les leviers, comme de gigantesques bras de fer, se mouvaient également et facilement ; de grandes plate-formes allaient et venaient avec une exactitude mathématique ; les roues et les courroies de transmission semblaient inamovibles. Ce n’était pas la brutale force de la vapeur et du feu, mais la fine et puissante force de l’électricité vivant au centre de tout ce mouvement. Le bruit même des machines paraissait mélodieux à mesure que l’oreille s’y accoutumait, à l’exclusion pourtant des moments où l’énorme marteau de quelques mille tonnes tombait comme la foudre, éveillant d’épouvantables échos.
Des centaines d’ouvriers circulaient parmi les machines et l’on n’entendait ni leurs voix, ni leurs pas. Leurs visages étaient empreints d’une sérénité concentrée ; ils semblaient n’être que des observateurs savants, en dehors de tout ce vacarme ; ils semblaient s’intéresser au lancement des énormes blocs de métal sur les plate-formes à rails et disparaissant dans les bouches béantes de sombres monstres ; comme aussi à leur morcellement dans les gueules puissantes, qui de leurs dents, formidables tentacules, les aplatissent, les rabotent et les burinent de leurs griffes luisantes et pointues, comme enfin, au restant de ce jeu cruel, les emportant de l’autre côté de la bâtisse, sur de légers wagonnets électriques, revêtus de formes souples et élégantes, destinés à remplir des fonctions inconnues. L’attitude des monstres d’acier devant les petits êtres qui les observaient devenait compréhensible ; c’était la condescendance des forts pour les plus faibles ; les liens unissant les cerveaux délicats des hommes avec les organes monstrueux de mécanisme restaient dans l’ombre.
Nous sortîmes enfin et le technicien qui nous accompagnait demanda si nous désirions visiter encore les autres bâtiments ou si nous préférions nous reposer. J’optai pour le repos.
— J’ai vu les machines et les ouvriers, dis-je, mais l’organisation du travail m’est encore absolument inconnue et je voudrais entendre vos explications à ce sujet.
Au lieu d’explications, le technicien nous conduisit vers un petit bâtiment de forme cubique, situé entre le bâtiment central et l’une des ailes latérales. Il y avait encore trois bâtiments semblables. Leurs murs noirs étaient couverts de rangs de chiffres blancs et luisants : c’étaient les tables de statistiques du travail. Je connaissais déjà assez la langue marsienne pour la déchiffrer.
Sur une table marquée du chiffre I, on lisait :
« La production des machines donne un excédent de 968.757 heures de travail par jour, dont 11.325 heures de travail qualifié.
« Dans cette usine il y a un excédent de 753 heures, dont 29 heures de travail qualifié.
« La production agricole, minière, chimique est suffisamment pourvue de main-d’œuvre ».
Le tableau n° II portait :
« L’industrie de la confection du vêtement nécessite 392.685 heures de travail par jour, dont 21.380 heures de travail qualifié auprès des machines et 7.852 heures de travail qualifié d’organisation.
« L’industrie cordonnière a besoin de 79.360 heures, dont etc., etc.
« Institut des calculs : 3.078 heures, etc.
Les tableaux 3 et 4 étaient du même contenu.
La classification du travail embrassait aussi l’éducation des enfants mineurs et des aînés, l’hygiène des villes, l’hygiène rurale, etc., etc.
— Pourquoi donc l’excédent du travail ne se trouve-t-il strictement indiqué que pour l’industrie des machines ? Et s’il arrivait qu’il en manquât dans toutes les branches ? demandai-je.
— C’est très simple, me dit Menny ; les tableaux aident à la distribution du travail et c’est précisément pour cette raison qu’il importe de savoir où et dans quelle mesure se présente le manque de travail. Là alors l’homme choisira celui des métiers où l’absence de travail est plus grande, à supposer qu’il ait la même inclination vers l’un ou l’autre de ces métiers.
Pendant que nous parlions, je remarquai que certains chiffres du tableau avaient disparu et étaient remplacés par d’autres. Je m’informai de la signification de ces changements.
— Les chiffres varient d’heure en heure, dit Menny ; quelques milliers d’hommes donnent ainsi avis de ces changements dans le travail. Le mécanisme statistique central annote tout ceci et le fil électrique envoie plus loin ses communications.
— Mais de quelle façon la statistique centrale réussit-elle donc à établir les chiffres de l’absence et de l’excédent ?
— L’institut des calculs a des agences partout, qui surveillent le mouvement des produits dans les stocks, la production des établissements et les fluctuations dans le personnel ouvrier. De cette manière on arrive à définir la quantité et la qualité de ce qui va être produit de même que le nombre d’heures nécessaires à sa production. L’institut calcule également la différence existant dans chaque branche du travail, entre ce qui est et ce qui devrait être produit ; cette différence, il la transmet partout. L’affluence des volontaires instaure l’équilibre.
— Et la consommation des produits n’est-elle pas limitée ?
— Non. Chacun prend ce dont il a besoin.
— Et cela n’implique pas l’usage de la monnaie, de certificats sur la quantité du travail accompli ou l’obligation de le fournir ?
— Non, pas davantage. Nous ne manquons jamais de travail ; le travail est un besoin naturel de l’homme social et nous n’avons pas besoin de recourir à la contrainte déguisée ou ouverte.
— Mais la consommation n’étant limitée en rien, de fortes fluctuations qui balaieraient tous ces calculs statistiques ne sont-elles pas à envisager ?
— Non, un individu isolé consommera peut-être tel ou tel produit en quantité double ou même triple, un autre en dix jours s’habillera de dix costumes différents, mais une société composée de trois milliards d’individus n’est pas sujette à de telles fluctuations. Dans une ambiance semblable, les chiffres des fluctuations de l’un ou de l’autre côté s’équilibrent et les entités moyennes changent très lentement, suivant la continuité.
— Donc votre statistique opère presque automatiquement ? De simples calculs et rien de plus ?
— Erreur ! Les difficultés sont grandes, au contraire. L’institut des calculs doit surveiller très attentivement et les inventions nouvelles et les changements qui surviennent dans les conditions naturelles de la production pour les calculer exactement. On introduit une nouvelle machine ; elle nécessite de suite un transport de travail, là où elle est appliquée et dans la production des machines et même dans la production des matériaux dans les deux branches. Les mines s’épuisent, on trouve de nouveaux gisements ; de là, encore un reflux du travail dans toute l’industrie, dans l’industrie minière, dans celle de la construction, des rails, etc., etc. Tout cela doit se calculer au commencement, sinon exactement, avec une probabilité certaine, ce qui n’est déjà pas si facile, avant de recevoir les données d’observation directe.
— En ce cas là, observai-je, il faut toujours qu’il y ait un certain excédent de travail ?
— Précisément. C’est là sur quoi nous nous basons. Il y a deux cents ans alors que le travail collectif suffisait à peine à satisfaire à tous les besoins de la société, il fallait que l’on fût très exact dans les calculs, la distribution du travail ne se faisait pas tout-à-fait librement. La journée obligatoire de travail existait et ne répondait pas toujours aux désirs des camarades. Cependant, chaque invention créant des difficultés temporaires à la statistique, facilitait la tâche principale, à savoir le passage à la liberté complète du travail. Au début, la journée de travail fut réduite, dans la suite, en raison de l’excédent de travail dans toutes les branches, l’obligation devint générale. Remarquez la rareté des chiffres indiquant le manque de travail dans les métiers : milliers, dizaines, centaines de millions et de milliards d’heures de travail, pas davantage, et ceci en regard de millions et de milliards d’heures de travail dépensées dans les mêmes industries.
— Cependant il se produit toujours un certain manque de travail, répliquai-je, mais il est probablement couvert par l’excédent existant ?
— Non seulement par lui, mais par l’excédent prochain. En vérité, le calcul même du travail nécessaire se fait de façon à ce que l’on ajoute au chiffre fondamental une certaine quantité en surplus. Dans les branches les plus importantes pour la société, dans la production de la nourriture, des vêtements, des immeubles, des machines, cette surenchère donne 5 % ; dans les branches moins importantes, 1, 2 ; de cette manière, les chiffres indiquant sur le tableau le manque de travail n’expriment, en général, qu’un déficit relatif, non absolu. Si les dizaines, les centaines de mille heures, désignées ici, n’étaient pas complétées, cela ne signifierait pas encore que la société souffrirait d’un manque quelconque.
— Et combien d’heure chacun des ouvriers travaillant dans cette usine fournit-il journellement ?
— Le plus souvent 1 1/2, 2 1/2 heures, répondit le technicien, parfois moins et parfois davantage. Voilà, par exemple, celui qui dirige le marteau principal ; il se passionne si complètement à son travail qu’il ne se laisse pas remplacer durant toute la journée du travail, soit pendant six heures durant.
Mentalement je reconstituai d’après le compte terrestre tous ces chiffres des Marsiens, suivant lesquels un jour entier est un peu plus long que le nôtre ; il renferme 10 heures. Donc le travail ordinaire était de 4, 5, 6 heures ; la plus longue durée, 15 heures, c’est-à-dire, comme sur la Terre, dans les établissements qui exploitent le plus.
— N’est-il pas nuisible pour votre camarade de faire manœuvrer ainsi ce marteau ? demandai-je.
— Pour le moment, non, dit Netty. Il peut se procurer ce genre de plaisir pendant quelques mois encore. Je l’ai cependant prévenu des dangers auxquels il s’exposait par un tel entraînement. C’est la perspective d’une attaque convulsive, parce que par une invincible attraction il sera tout à coup amené sous le marteau. L’an dernier, un cas semblable s’est présenté dans la même usine, avec un autre mécanicien, également amateur de sensations fortes. Seulement, grâce à un hasard heureux, le marteau a pu être arrêté et ce suicide forcé ne s’est pas accompli. Le désir de sensations fortes n’est pas en lui-même une maladie, mais il expose souvent à des déviations, dès que le système nerveux est quelque peu ébranlé par l’épuisement de la lutte intérieure ou d’une maladie accidentelle quelconque. En général, il est vrai, je ne perds pas de vue les camarades qui se livrent d’une façon immodérée à un travail uniforme, quel qu’il soit.
— Et ce camarade dont nous parlons, ne devait-il pas réduire son travail en tenant compte de ce qu’il y a un excédent de travail dans la production des machines ?
— Absolument pas, sourit Menny. Pourquoi serait-ce lui qui devrait rétablir l’équilibre ? La statistique n’oblige personne à quoi que ce soit. Chacun en tient compte dans ses calculs, mais on ne peut se baser sur elle seule. Si, en ce moment vous désiriez entrer dans cette usine, on trouverait probablement du travail pour vous, et dans la statistique centrale, le chiffre de l’excédent augmenterait d’une ou de deux heures tout au plus. L’influence de la statistique se fait sentir sans interruption dans le flux et le reflux collectif du travail, mais chaque individu est libre.
Pendant cet entretien nous avions eu le temps de nous reposer et tous, sauf Menny, allèrent visiter l’usine. Menny rentra chez lui, car sa présence au laboratoire était devenue nécessaire.
Je me décidai à passer la soirée chez Netty. Il promit de me conduire le jour suivant à la « maison des enfants ». Sa mère, me dit-il, était institutrice.
La maison des enfants occupe la plus considérable et la meilleure partie de la ville. Celle-ci, d’environ 15 à 20.000 habitants, se trouve composée presque exclusivement des enfants et de leurs instituteurs.
Dans toutes les grandes villes de la planète, on rencontre de ces établissements qui, parfois même, forment de petites villes indépendantes ; seules, les petites colonies dans le genre de celles de la « Ville chimique » n’en possèdent pas.
Ce sont de grands immeubles à toiture bleue, hauts de deux étages. Ils sont disséminés dans de grands parcs, traversés de ruisseaux. Les plates-bandes entourant les étangs sont ornées de fleurs et d’herbes utiles ; de ci, de là on rencontre des abris pour les oiseaux et les autres animaux. De grandes places sont réservées aux jeux et à la gymnastique. Tout un peuple d’enfants aux grands yeux s’y ébat. Enfants dont on peut difficilement distinguer le sexe à raison du costume identique pour les filles et les garçons. En réalité on ne pourrait davantage reconnaître à premier examen le sexe des Marsiens adultes ; le costume est le même pour les hommes et les femmes. Il existe pourtant une très petite différence : le vêtement masculin révèle davantage les formes corporelles, tandis qu’il les masque sensiblement chez les femmes. Pourtant, la personne assez âgée qu’en sortant de la gondole, nous avons rencontrée devant la porte de l’un des plus grands immeubles, devait être une femme, parce qu’en l’embrassant, Netty l’appela « Maman ». Dans nos conversations suivantes, il l’appelait simplement par son nom : Nella, comme pour les autres camarades. La Marsienne connaissait déjà le but de notre voyage, aussi nous conduisit-elle directement dans toutes les sections de sa maison d’enfants, en commençant par celle des petits jusqu’à celle des aînés, presque adolescents qu’elle dirigeait. Les petits monstres se joignaient à nous, considérant avec toute l’insistance de leurs grands yeux « l’homme d’une autre planète », car tous savaient qui j’étais, et notre visite terminée, une foule de bambins nous suivit, bien qu’une grande partie fut dispersée dans le jardin, depuis le matin.
Dans cette seule maison, près de 300 enfants habitaient. Je demandai à Nella pourquoi tous les âges se trouvaient réunis dans cette maison, alors qu’en les séparant, on simplifierait de beaucoup le travail des instituteurs.
Elle me répondit que de cette manière il n’y aurait pas d’éducation. Pour être éduqué par la société, l’enfant doit vivre dans la société. C’est par les uns et les autres que les enfants s’approprient le plus d’expérience vitale et de connaissances, En isolant un âge de l’autre, on crée pour l’enfant un milieu exclusif et étroit dans lequel le développement de l’homme futur se fera lentement et indolemment. Le contact des différents âges donne de l’activité directe, un champ plus vaste. Les aînés sont les meilleurs auxiliaires pour les soins à prodiguer aux plus jeunes. Non, c’est sciemment que nous confondons les différents âges, — mieux encore, nous choisissons pour chaque maison d’enfants, des instituteurs d’âges différents et de spécialités pratiques diverses.
— Cependant, dis-je, les enfants sont classés ici, dans des sections différentes, par ordre d’âge, — ce qui me semble être en contradiction avec vos paroles.
— Les enfants ne se réunissent dans leurs sections que pour déjeuner, dîner et dormir, car il n’y a pas de raison alors pour confondre les âges. Pour les jeux, ils se groupent suivant leurs préférences, de même pour leurs occupations. Il arrive qu’à la lecture d’un morceau littéraire ou scientifique destiné à une section, une foule d’enfants d’autres sections pénètre dans l’auditoire. Les enfants se choisissent leurs compagnons, soit parmi les enfants de leur âge, soit, ce qui est plus fréquent, parmi les adultes.
À ce moment, un petit garçon se détachant d’un groupe vint vers nous :
— Nella, dit-il, Esta vient de me prendre le bateau que je m’étais construit ; va donc le lui prendre et rends-le moi.
— Où est-elle ? demanda Nella.
— Elle est partie vers l’étang, pour y descendre le bateau, expliqua l’enfant.
— Je n’ai pas le temps de t’accompagner maintenant, mais qu’un des grands aille avec toi et persuade Esta de ne pas te contrarier. Cependant, ne vaudrait-il pas mieux que tu y ailles toi-même pour aider Esta à descendre le bateau ? Qu’y a-t-il d’étonnant à ce qu’elle ait trouvé ton bateau à sa convenance, s’il était bien fait ?
L’enfant s’éloigna et Nella, s’adressant aux autres :
— Et vous, mes enfants, veuillez nous laisser seuls. Il est fort désagréable pour un étranger de se sentir dévisagé par des centaines d’yeux. Imagine-toi, Elvi, qu’une foule d’étrangers te dévisageât avidement. Que ferais-tu ?
— Je m’enfuirais, déclara vaillamment le petit homme.
À ces mots, toute la bande se dispersa et nous entrâmes dans le jardin.
— Eh bien, vous voyez quelle est la grandeur de la force du passé, me dit l’institutrice, en souriant : il semblerait que chez nous, le communisme le plus complet règne. Nous ne parvenons pas à refuser quoi que ce soit aux enfants ; de là vient le sentiment de la propriété personnelle.
Un enfant vient qui déclare :
— Mon bateau, je l’ai fait moi-même.
— Cela se présente très souvent, quelquefois cela se termine par une rixe. On n’y peut rien, c’est la loi commune ; le développement de l’organisme répète en abrégé le développement de l’espèce ; le développement de la personnalité répète de la même manière le développement de la société. Cette nuance augmente encore davantage à l’approche de la puberté. Chez la jeunesse seulement, le milieu social vainc définitivement les souvenirs du passé.
— Donnez-vous aux enfants l’idée de ce passé ? demandai-je.
— Oui, nous la leur donnons. Ils aiment particulièrement les récits des époques lointaines. Au début, cela leur paraît fantastique et éveille en eux, dans les profondeurs ataviques, des instincts enfantins, des échos confus de lutte et de violence. Plus tard, seulement, en surmontant les souvenirs vivants du passé dans leur âme, ils commencent à distinguer les liens historiques et les tableaux-récits deviennent pour eux une réalité historique en se transformant en anneaux vivants d’une vivante continuité.
Nous longions les allées d’un grand jardin. De temps à autre, nous rencontrions des groupes d’enfants jouant, creusant des canaux, travaillant avec des outils ou bavardant gaiement... Tous nous regardèrent curieusement, mais aucun ne nous suivi, ayant été avertis sans doute. La plupart des enfants étaient d’un âge mixte. Parmi eux, il y avait aussi des adultes.
— Avez-vous beaucoup d’instituteurs ? demandai-je.
— Oui, mais plus particulièrement pour les aînés ; mais nous n’avons que trois instituteurs spécialistes ; le restant se compose des parents qui s’occupent de leurs enfants ou de jeunes gens s’exerçant au métier d’éducateur.
— Ainsi donc, tous les parents peuvent habiter ici, avec leurs enfants.
— Oui, la plupart des mères restent ici pendant quelques années, mais certaines viennent pour un mois, une semaine. Notre maison contient 60 chambres destinées aux parents et aux enfants qui aiment la solitude et je ne me souviens pas qu’il manquât jamais de chambres.
— Ainsi, les enfants même n’éprouvent pas toujours le désir d’habiter avec leurs parents ?
— Les aînés préfèrent habiter seuls. C’est l’empreinte de cet individualisme dont je vous parlais, d’autre part, chez les enfants plongés profondément dans les études scientifiques, c’est le désir de se trouver loin de tout ce qui éparpille les pensées, de tout ce qui peut distraire. Or, les adultes qui s’adonnent aux sciences et aux arts, aiment aussi la solitude.
Tandis que nous causions, je remarquai un garçonnet de six ans environ qui, un bâton à la main, courait derrière quelque animal. Nous pressâmes le pas, mais l’enfant tout à sa poursuite ne nous vît pas. Il saisit sa victime, c’était une grenouille, et la frappa de son bâton. L’animal se traîna lentement, ayant une patte cassée.
— Pourquoi as-tu fait cela, Aldo ? demanda Nella.
— Je ne parvenais pas à l’attraper, dit le gamin.
— Sais-tu ce que tu as fait ? Tu lui as fait mal en lui cassant la patte. Donne-moi le bâton, je vais te faire comprendre.
Il lui donna le bâton et elle lui en porta un coup rapide sur la main. Le gamin gémit.
— Tu as mal, Aldo ? demanda l’institutrice.
— Oui, méchante Nella !
— Tu as battu la grenouille bien plus fort que cela, puisque tu lui as cassé la patte. Elle a bien mal et ne pourra plus ni sauter ni courir ; elle va mourir de faim. Que penses-tu de cela, Aldo ?
L’enfant se tut, mais des larmes brillaient dans ses yeux. Après un instant, il dit :
— Il faut réparer la patte.
— C’est bien, dit Netty ; je vais te montrer comment on fait cela.
Ils prirent l’animal blessé. Netty prit son mouchoir et en fit des bandages ; Aldo rapporta quelques copeaux et on assujétit le tout en un pansement.
Avec Netty, nous prîmes le chemin de la maison.
Netty nous fit remarquer :
— Nous pourrions rencontrer aujourd’hui notre ami Enno. Il doit venir faire aux enfants un récit sur la planète Vénus.
— Il habite donc notre ville ?
— Non. L’observatoire où il est occupé est situé à trois heures d’ici, mais il aime bien les enfants et se souvient volontiers de mon existence. Il arrive parfois ici et fait une intéressante lecture aux enfants.
Vers le soir nous allâmes à la maison des enfants où, dans une vaste salle, se trouvaient réunis un grand nombre d’enfants, sauf les tout petits, et une dizaine d’adultes. Enno vint joyeusement au-devant de moi.
— J’ai choisi mon récit expressément pour vous, qui êtes contrarié par le réactionnisme de votre planète et par les mœurs de votre humanité. Je narrerai donc l’existence d’une planète où les représentants de la vie supérieure sont jusqu’à présent des dinosaures et des dragons. Votre houille n’est pas encore dévorée par les feux du capitalisme ; elle pousse sous forme de forêts gigantesques. Nous allons faire la chasse aux ichtiosaures. Ce sont les Rockfeller et les Rotschild d’ici, moins rapaces que les vôtres, mais aussi, moins civilisés. Voilà. À présent, je commence ma conférence.
Il décrivit éloquemment les aspects de la planète, ses océans, ses montagnes colossales, son soleil brûlant, ses ouragans, ses orages, ses plantes gigantesques, ses reptiles difformes et barbares. Il accompagna son récit de photographies lumineuses. Le silence le plus absolu régnait dans la salle ; on n’entendait que sa voix. Il expliquait les incalculables richesses naturelles de la planète, ses cataractes, ses métaux à la surface des montagnes, ses couches inépuisables de radium, réservoirs d’énergie pour plusieurs siècles. Enno acheva et la lumière brilla de nouveau. J’éprouvai alors un chagrin, comme en éprouve un enfant à la fin d’un beau conte.
Après la conférence, on donna des explications et des réponses à l’auditoire. Les objections, naïves pour la plupart, étaient contraires à l’opinion de Enno, à savoir que Vénus était pour le moment inaccessible aux hommes et ses richesses, par cela même inabordables pour longtemps encore.
Les optimistes voyaient le succès des entreprises dirigées de ce côté, dans un avenir prochain. Enno basait son raisonnement sur les dangers indiscutables que provoquent les bactéries répandues dans l’atmosphère humide et par la chaleur torride des rayons solaires, par les orages et les ouragans qui détruisent les travaux exécutés au péril de la vie des hardis explorateurs. Les enfants considéraient ces dangers comme étant trop peu sérieux pour abandonner le projet d’assimilation d’une planète aussi belle et aussi riche en éléments.
Enno rabattait froidement les objections de ses adversaires, mais au fond de son âme, on sentait qu’il approuvait leur ardente conviction et leur enthousiasme.
La conférence prit fin. Enno partit avec Netty et moi. Il résolut de séjourner dans la ville pendant un jour encore et me proposa de faire ensemble une visite au Musée des Beaux-Arts.
— Je ne supposais pas qu’il existât chez vous des musées spéciaux pour les Beaux-Arts. Je croyais, au contraire, que les galeries de tableaux et de sculpture, avec leur luxe et leur tendance à accumuler les richesses, étaient les particularités du capitalisme. Je croyais également que dans la société socialiste l’art est disséminé partout à côté de la vie qu’il embellit.
— Vous ne vous trompez pas, à cet égard, me dit Enno. Les Beaux-Arts, en majorité, sont destinés à l’embellissement de nos édifices sociaux, où nos affaires communes se discutent, où nous étudions, où nous faisons des recherches et où nous nous reposons... Nous embellissons moins nos usines, nos fabriques : l’esthétique des puissantes machines aux harmonieux mouvements devient agréable par elle-même, sans qu’il y ait nécessité de l’embellir. Il y a peu de Beaux-Arts qui pourraient s’accorder avec elles, sans amoindrir leurs expressions. Nous ornons aussi peu que possible nos maisons, où, en général, nous passons très peu de temps. Nos Musées des Beaux-Arts sont des établissements scientifiques et esthétiques, ce sont des écoles où s’apprend le développement de l’art, ou mieux encore, où l’humanité se développe dans son activité artistique.
Le musée se trouvait dans une petite île reliée au rivage par un pont étroit. Le bâtiment était entouré d’un jardin carré en pleine floraison d’où s’élevaient de grands jets d’eau. L’aspect extérieur était élégant et agréable ; à l’intérieur, la lumière pénétrait abondamment. Il n’y avait pas là accumulation de tableaux et de sculptures, comme cela se rencontre dans les musées de la Terre. Devant mes yeux défilait, en des centaines de tableaux, la chaîne du développement des arts plastiques, depuis les œuvres primitives des temps préhistoriques jusqu’aux œuvres idéales, au point de vue technique de notre siècle dernier. Du commencement à la fin, partout le cachet de cette vive intégration intérieure que l’on appelle le « Génie » se faisait sentir. C’étaient là, évidemment, les meilleures œuvres de tous les temps.
Pour comprendre entièrement toute la beauté d’un autre monde, il faut connaître profondément son existence et pour donner à d’autres une idée de cette beauté, il faut nécessairement y participer organiquement... Voilà pourquoi il me devient presque impossible de décrire tout ce que j’y ai vu. Je ne puis que donner de brèves indications, sur ce qui m’a frappé plus particulièrement.
Le motif fondamental de la sculpture marsienne, de même que le nôtre, est la beauté du corps humain. Les différences de constitution physique entre les Marsiens et les habitants de la Terre ne sont pas bien grandes, à vrai dire, si on écarte la différence remarquable des yeux, quant à la grandeur et aussi les dimensions crâniennes, sauf quoi les autres petites différences ne dépassent pas celles qui existent entre les différentes races. Je ne puis bien les expliquer, mes connaissances anatomiques n’étant pas suffisamment étendues ; cependant, mes yeux s’y habituèrent bientôt et je ne les considérais plus comme des anomalies, mais plutôt comme des originalités.
J’ai observé que la constitution des individus est en grande partie semblable à celle de la majorité de nos peuples. Les épaules larges chez les femmes, la constitution musculaire moins remarquable chez l’homme ; grâce à une certaine plénitude et un bassin plus développé, la différence se trouve être amoindrie. Ceci s’applique plutôt aux derniers temps ; au temps du libre développement de l’homme, dans les statues de la période capitaliste, les différences sexuelles sont plus accentuées. Il est, d’ailleurs, compréhensible que l’esclavage de la femme et la lutte de l’homme pour la vie défigurent leurs corps.
Pas un seul instant, la pensée même confuse que c’étaient là des tableaux de l’autre monde ne m’abandonnait et cela produisait en moi les impressions les plus étranges. Les beaux corps féminins des tableaux et des statues éveillaient en moi d’incompréhensibles sentiments, ne ressemblant pas aux sentiments esthétiques, mais davantage peut-être aux sentiments confus qui agitèrent ma jeunesse.
Les statues des temps reculés étaient unicolores comme chez nous ; les tableaux contemporains, de couleurs naturelles. Cela ne m’étonna pas outre mesure. Je supposais que l’éloignement de la réalité n’était pas un élément de l’art, qu’il est anti-artistique en ce qu’il affaiblit la richesse de perception ; qu’au lieu de l’aider, il empêche l’idéalisation artistique qui concentre la vie.
Dans les statues et les tableaux des temps anciens, même dans la sculpture antique, prédominaient les tableaux d’une harmonie sereine, libre de tout effort. Au Moyen-Âge, un nouveau caractère apparaît : l’élan, la passion, une émotion troublée, passant parfois au rêve érotique ou religieux et se manifestant parfois en la brusque rupture des forces tendues de l’âme et du corps. À l’époque socialiste, le caractère fondamental varie ; c’est le mouvement harmonieux, la tranquille manifestation de la force, l’action étrange de l’état morbide de l’effort, la tendance libre de trouble, l’activité vive pénétrée de la conscience de son unité et de sa sagesse invincible.
Si l’idéale beauté féminine de l’art ancien exprimait la possibilité infinie de l’amour et la beauté idéale du Moyen-Âge et de la Renaissance une soif insatiable de l’amour mystique et sexuel, ici, au contraire, dans la beauté idéale du monde nous devançant, l’amour seul s’incarnait dans sa tranquille et fière conscience, l’amour seul, clair, évident, vainqueur...
Pour les œuvres artistiques ultérieures de même que pour les anciennes, la simplicité et l’unité du motif sont caractéristiques. On représente des êtres humains très compliqués avec un riche et harmonieux contenu vital ; en outre on choisit les moments de leur existence où elle se concentre dans un seul sentiment, dans la tendance. Les thèmes favoris des nouveaux artistes : l’extase d’une idée créatrice, l’extase de l’amour, l’extase des jouissances de la nature, le calme de la mort volontaire, des sujets décrivant profondément l’essence d’un grand peuple qui est, vivre de toute plénitude et de tout effort, mourir en toute conscience et en toute dignité.
La section de sculpture et de peinture comportait toute une partie du Musée. L’autre partie était destinée à l’architecture ; les Marsiens entendaient non-seulement l’esthétique du bâtiment et des grandes constructions techniques, mais aussi l’esthétique des meubles, des instruments ; bref, l’esthétique de tout ce qui est matériel et utile. Dans leur vie, quel rôle important joue l’art ; on pourrait en juger d’après le soin apporté à la composition de cette collection. Depuis les habitations primitives, les cavernes avec leur vaisselle grossièrement peinte, jusqu’aux somptueuses maisons construites en verre et en aluminium, avec leur intérieur reproduit exactement par les meilleurs artistes, ainsi que les établissements industriels gigantesques, avec leurs appareils d’une sobre beauté et aussi les vastes canaux avec leurs quais de granit et leurs ponts aériens, les formes typiques étaient reproduites par les tableaux, les dessins, les ébauches et surtout les stéréogrammes, où tout était reproduit avec un réalisme frappant. L’architecture des jardins, des parcs, des champs occupait une place particulière ; et bien qu’accoutumé que je fusse à la planète, la beauté de l’union des formes, des fleurs, créée par le génie collectif de la flamme, aux grands yeux, devenait parfois compréhensible pour moi.
Dans les œuvres d’époques précédentes, souvent, comme chez nous, on atteignait la beauté, mais au détriment de la commodité ; l’esthétique nuisait à la solidité, l’art faisait violence à la destination directe et pratique des objets. Rien de semblable ne frappait mon regard dans les œuvres contemporaines, pas plus dans les meubles que dans les instruments et dans les bâtiments. Je demandai à Enno si son architecture contemporaine admettait la déviation de la perfection pratique des objets en vue de leur beauté.
— Jamais, répondit Enno. Ce serait alors une beauté factice, quelque chose d’artificiel qui n’est plus de l’art.
Aux époques pré-socialistes, les Marsiens érigeaient des monuments à leurs grands hommes ; à présent, ils n’en élèvent qu’aux grands événements, semblables, par exemple, à la première tentative qu’ils firent pour atteindre la Terre et qui échoua, anéantissant les premiers explorateurs ; de même pour l’enraiement de la maladie épidémique mortelle et la découverte de la décomposition et de la synthèse de tous les éléments chimiques.
Dans les stéréogrammes de la section où se trouvaient les tombeaux et les temples, se trouvaient représentés une série de monuments. (Chez les Marsiens, les religions étaient pratiquées auparavant). L’un des derniers monuments était celui de l’ingénieur dont m’avait parlé Menny.
L’artiste était parvenu à rendre intensément la force d’âme de l’homme dirigeant infailliblement l’armée du travail dans sa lutte avec la nature, et repoussant fièrement le jugement craintif de la moralité, sur ces faits.
Comme je m’arrêtais en une rêverie involontaire, devant le monument, Enno prononça doucement quelques vers qui exprimaient l’essence de la tragédie du héros.
— De qui sont ces vers ? fis-je.
— Ils sont de moi, répondit Enno. Je les ai écrit pour Menny.
J’étais incapable d’apprécier comme il le fallait, la beauté d’expression de ces vers, dans une langue qui m’était encore étrangère, mais leur sens était clair, le rythme harmonieux, la rime sonore et riche. Cela changea la direction de mes pensées.
— Il semble que dans votre poésie fleurit encore un rythme et une rime sévères.
— Certainement, dit Enno, avec un certain étonnement. Cela ne vous semblerait-il pas beau ?
— Non, pas du tout, dis-je, mais d’une opinion adoptée chez vous, que cette forme fut créée par le goût des classes dominantes de notre société, comme l’expression de leurs sentiments capricieux et de leur partialité quant aux conditions qui enchaînent la liberté de la parole artistique, on a fait la déduction que la poésie future, la poésie de l’époque socialiste doit repousser et oublier les lois limitantes.
— C’est tout à fait injuste, s’anima Enno. Ce n’est pas par la partialité, quant au conditionnel que la régularité du rythme nous captive, mais bien parce qu’elle harmonise profondément, avec la régularité rythmique, des processus de notre vie et de notre connaissance. Et la rime qui achève une série de variétés dans des accords finals, égaux, ne se trouve-t-elle pas dans une parenté profonde avec cette connexion vitale des gens, qui couronne leur variété intérieure par l’unité des jouissances dans l’amour, par l’unité d’un but raisonnable dans le travail, par l’unité des sentiments dans l’art ? Sans rythme, en général, il n’y a pas de forme artistique. Là où n’existe pas le rythme des sons doit exister plus rigoureusement encore le rythme des figures, des idées. Et si, en vérité, la rime est d’origine féodale, on peut en dire autant de toutes autres choses belles et bonnes.
— Mais, alors, la rime gêne-t-elle et empêche-t-elle l’expression de l’idée poétique ?
— Ce qui résulte de cela ? Cette pression douce provient du but que s’est proposé l’artiste. Non-seulement elle ne gêne pas, mais elle perfectionne l’expression de l’idée poétique et c’est réellement pour cela qu’elle existe. Plus le but est complexe, plus ardue est la route qui y mène et par conséquent plus de difficultés s’y dressent. Si vous voulez construire un bel édifice, combien devrez-vous accorder de règles techniques avec l’harmonie de l’ensemble et combien cela ne gênera-t-il pas votre travail ? Vous avez la liberté du choix des buts, mais c’est là toute votre liberté ; mais dès que vous vous êtes proposé un but, vous subissez aussi toutes les nécessités par lesquelles il s’atteint.
Nous sommes alors descendus au jardin, afin de nous reposer de nos multiples impressions. Les fleurs s’enveloppaient, enroulant leurs corolles pour la nuit : particularité générale des fleurs de Mars, créées par les nuits.
Je repris le discours entamé :
— Dites-moi, quel genre de littérature domine chez vous à présent ?
— Le drame. Surtout la tragédie et la représentation des tableaux de la nature, répondit Enno.
— En quoi consiste le sujet de vos tragédies ? Comment parvenez-vous à trouver les éléments nécessaires dans votre existence paisible et heureuse ?
— Paisible ?... Heureuse ?... Où prenez-vous cela ? Chez nous, il est vrai, la paix règne entre les hommes, mais la paix avec la spontanéité de la nature ne pourrait exister. C’est une telle ennemie que dans chaque défaite réside une nouvelle menace. Durant la dernière période de notre histoire, l’exploitation de notre planète s’est dix fois augmentée. Notre nombre augmente aussi et nos besoins s’accroissent d’autant plus rapidement. Le danger d’épuiser les forces et les moyens naturels se dressa maintes fois devant nous, dans l’un ou l’autre domaine des travaux... Jusqu’à présent, nous sommes parvenus à le vaincre, sans avoir recours à l’odieuse suppression de la vie en elle-même ou dans la postérité, mais c’est à présent que la lutte revêt un caractère particulièrement sérieux.
— Je n’ai jamais songé que de tels dangers étaient à envisager en vue de votre puissance technique. Et vous dites que cela s’est déjà présenté dans votre histoire ?
— Il y a environ 60 ans, les réserves de charbon s’épuisèrent et la route vers l’énergie aquatique et électrique n’était pas encore découverte.. Il nous fallut, pour accomplir une grande reconstruction de machines, détruire en grande partie les chères forêts de notre planète, ce qui la défigura pour de nombreuses années et empira son climat. Puis, lorsque nous fûmes remis de cette crise, après une vingtaine d’années, on s’aperçut que les mines de fer s’épuisaient à leur tour. En hâte, on étudia l’alliage solide de l’alluminium, et une grande partie des forces techniques dont nous avions disposé fut employée à l’exploitation électrique de l’alluminium du sol. À présent, suivant les rapports des staticiens, nous sommes menacés, d’ici une trentaine d’années de manquer d’aliments, si, à cette époque ne se trouve pas accomplie la synthèse des substances albumineuses des éléments.
— Et les autres planètes ? répliquai-je, ne pourraient-elles combler cette lacune ?
— Lesquelles ? Vénus est, d’après ce qu’il paraît, inaccessible. La Terre ? Elle a son humanité et jusqu’à présent nous ne sommes pas encore fixés quant au point où nous parviendrons à profiter de ses forces. Nous dépensons une somme considérable d’énergie pour le voyage et les réserves de matière radiante que nous possédons encore sur notre planète sont relativement minimes si l’on se base sur les dires de Menny. Non, partout se rencontrent des difficultés et à mesure que notre humanité serre ses rangs pour la conquête de la Nature, les éléments aussi se resserrent plus étroitement, comme pour porter un défi à nos victoires.
— Mais il suffirait, par exemple, de réduire la multiplication de l’espèce pour rétablir l’équilibre,
— Réduire la multiplication, ce serait laisser la victoire aux éléments. C’est le refus de l’accroissement illimité de la vie, c’est l’arrêt inévitable sur l’un des premiers degrés. Lorsque nous attaquons, nous vainquons. Si nous reculons devant l’accroissement de notre armée, cela signifiera-t-il que déjà les éléments nous assiègent de tous côtés ? Alors la foi en notre force collective s’affaiblira dans notre grande vie commune. Avec cette foi, le sens de la vie de chacun de nous se perdra également, parce que, en chacun de nous, petites cellules d’un grand organisme, vit un ensemble et chacun vit par ce tout. Non, réduire la multiplication, c’est la dernière des choses auxquelles nous nous déciderions et si, malgré notre volonté, cela se produisait, ce serait le commencement de la fin.
— Oui, je comprends, à présent que la tragédie de tout l’ensemble existe toujours pour vous, au moins comme une menaçante possibilité. Cependant, tant que la victoire reste du côté de l’humanité, la personnalité est suffisamment défendue par la collectivité de cette tragédie ; en supposant même que surgisse un danger direct, les efforts et les souffrances excessives d’une âpre lutte se répartissent si également entre les personnalités innombrables que leur tranquille bonheur ne peut en être sérieusement détruit. Et pour un bonheur semblable, il est certain que vous avez tout le nécessaire.
— Un bonheur tranquille ! Croyez-vous donc que l’individu isolé ne perçoit pas profondément les secousses de la vie de l’ensemble, dans lequel réside son commencement et sa fin ? Les contradictions profondes de la vie ne proviennent-elles pas de la limitation même d’un type particulier en comparaison avec son ensemble ? Ces contradictions sont-elles incompréhensibles pour vous ? Sans doute, parce qu’elles sont obscurcies, dans votre monde, par d’autres, plus apparentes et plus grossières. La lutte des classes, des groupes, des individus vous enlève l’idée de l’ensemble et avec elle celle du bonheur et des souffrances qu’elle apporte. J’ai vu votre monde de près et je ne pourrais endurer la dixième partie de l’existence dans laquelle vivent vos frères et c’est pourquoi je ne suis pas à même de juger qui de nous est plus proche du bonheur tranquille ; plus la vie est harmonieuse et bien ordonnée, plus douloureuse sont en elle les dissonnances inévitables.
— Mais, dites-moi, Enno, ne seriez-vous pas heureux ? La jeunesse, la science, la poésie et sans doute... l’amour vous appartiennent ! Qu’éprouvez-vous donc pour parler aussi chaleureusement de la tragédie de la vie ?
— C’est assez réussi, ce que vous dites là, rit Enno, et son rire sonna étrangement ! Vous ne savez certes pas que le joyeux Enno a décidé, une fois déjà, de mourir ! Si Menny n’avait avancé d’un jour l’envoi de ces quelques mots qui déroutèrent ma décision : « Consentez-vous à nous accompagner sur la Terre », eh bien ! aujourd’hui vous n’auriez pas auprès de vous Enno qui vous parle. Mais à présent, je ne pourrais vous expliquer tout cela. Vous verrez vous-même si nous avons le bonheur, qui n’est assurément pas ce bonheur paisible et tranquille dont vous parlez.
Je ne jugeai pas à propos d’interroger davantage. Nous nous levâmes et nous dirigeâmes à nouveau vers le Musée. Mais je ne parvins plus à regarder systématiquement les collections. Mon attention était distraite et mes pensées s’éparpillaient. Je m’arrêtai dans la section des sculptures, devant une nouvelle statue représentant un jeune garçon, très beau, rappelant les traits de Netty ; je fus frappé de l’expression que l’artiste avait fait passer dans le corps, ébauché seulement, dans les yeux inquiétants, regardant curieusement. Longtemps je restai immobile devant la statue, oubliant tout, lorsqu’enfin Enno m’arracha à ma contemplation.
— C’est vous, dit-il en me montrant la statue, c’est votre monde. Ce sera un monde merveilleux, mais il est encore dans l’enfance, et voyez quels pénibles rêves, quelles troublantes images assombrissent ses regards. Il sommeille, mais il s’éveillera, je le sens et je le crois profondément !
Au sentiment de joie que provoquèrent ces paroles, un étrange regret se mêla :
— Quel dommage que ce ne soit pas Netty qui prononça ces paroles.
Rentré très las, après deux nuits sans sommeil et une journée passée dans la plus affreuse mélancolie, je résolus de me rendre auprès de Netty, ne désirant pas consulter un médecin inconnu. Depuis le matin, il était à l’hôpital et c’est là que je le trouvai, auprès de ses malades.
Dès qu’il m’aperçut dans l’antichambre, il s’approcha de moi et me fixant attentivement de son regard, il me prit la main et me conduisit dans une chambrette où à une lumière douce et bleue, se mariaient d’étranges et pénétrants parfums. Je m’enfonçai dans un fauteuil.
— Laissez là toutes vos pensées et vos soucis ; reposez-vous ; je reviens à l’instant.
Ayant dit, Netty me quitta et, réellement très abattu, je m’endormis. Quand je rouvris les yeux, Netty était devant moi et un fin sourire errait sur ses lèvres.
— Vous sentez-vous mieux ?
— Je suis complètement remis et vous êtes un médecin génial, dis-je. Retournez à vos malades et soyez sans inquiétude.
— Je suis libéré de mes occupations, aujourd’hui. Si vous le désirez, je vous ferai visiter notre hôpital.
Cela m’intéressait beaucoup. J’acceptai et nous parcourûmes le vaste bâtiment. Parmi les malades, il y avait des névrosés et des estropiés, victimes d’accidents survenus dans les usines.
— N’avez-vous donc pas de grillage dans vos usines, pour prévenir les accidents ?
— Les grillages ne réussiraient pas à éviter les accidents. D’ailleurs, tous les malades rassemblés ici appartiennent à un arrondissement d’environ deux millions d’hommes. Ce n’est donc pas beaucoup. Pour la plupart, ce sont des novices peu accoutumés aux machines ; ici, très souvent, les spécialités varient, ce qui fait que les savants et les artistes sont plus facilement victimes de leur inattention.
— Et les névrosés ? Le sont-ils devenus par suite de surmenage ?
— Quelques-uns, oui. D’autres le sont devenus par crise subite, passions du sexe ou accidents de la vie.
— Avez-vous également des fous et des idiots ?
— Ils sont placés dans un pavillon spécial, aménagé et pourvu de moyens appropriés aux malades dangereux.
— Ainsi donc, vous employez la force envers vos malades ?
— Oui, suivant que la nécessité s’en présente.
— Voilà la seconde fois que je constate l’emploi de la contrainte dans votre monde.
— Oui, nous l’employons comme on emploie des poisons bienfaisants, et ce, en vue de la conservation de l’espèce.
— Voilà ce qui, suivant moi, réduit la différence entre nos mondes.
— Ils diffèrent en ce que vous employez beaucoup de contrainte et de force et nous si peu. La différence consiste dans le moulage de ces facteurs sous les formes des lois, sous les normes du droit et de la morale qui gouvernent les hommes. Chez nous, la contrainte existe, ou comme forme de maladie ou comme un fait raisonnable.
— Oui, des règles scientifiques appropriées à la pédagogie et au traitement des malades. Mais on n’y prévient ni tous les cas possibles, ni les moyens, ni le degré de la contrainte.
— Alors les instituteurs et les gardes-malades sont libres arbitres de la contrainte.
— Cela se rencontre chez les malades eux-mêmes. Un homme raisonnable ne s’égarerait pas jusqu’à ce point.
Après avoir visité les chambres de malades, d’infirmiers, les salles d’opération et la pharmacie, nous nous sommes trouvés dans un salon, dont les parois transparentes regardaient le lac, la forêt et la chaîne des montagnes lointaines. Ce salon, richement meublé, était orné de tableaux et de riches sculptures.
— C’est la chambre des mourants, me dit Netty.
— Vous emportez ici tous les mourants ?
— Oui, à moins qu’il n’y viennent eux-mêmes.
— Vos mourants peuvent ils venir seuls jusqu’ici ?
— Oui, ceux dont la santé physique n’est pas atteinte.
Je compris qu’il était question des suicidés.
— Ainsi donc, on peut se suicider librement ici, dans cette chambre ?
— Certes, et l’on procure aux désespérés le moyen de se détruire sans souffrances.
— Sans opposition de votre part ?
— Si l’individu est sain d’esprit, qu’avons-nous à lui opposer ? On conseille auparavant les consultations des médecins. Certains y consentent. Il y en a d’autres qui y répugnent.
— Se suicide-t-on souvent ?
— Oui, surtout les vieillards. Ils préfèrent la mort immédiate à l’abattement graduel physique et mental.
— Il se rencontre probablement des hommes sains et vigoureux que le suicide attire.
— Évidemment, mais ils sont plus rares. Personnellement, j’en ai vu deux. L’exécution d’un troisième a pu être évitée.
— Qui étaient donc ces malheureux et quelle était la cause de leur suicide ?
— L’un d’eux, admirable médecin, était mon maître. Il souffrait trop des souffrances d’autrui ; elles le dominèrent. Il dirigea ses facultés vers la médecine et y trouva sa fin. Il avait si bien caché son état que la catastrophe fut foudroyante. Le fait survint après une épidémie terrible, à la suite des travaux d’écoulement d’une baie. Le fléau ravagea plus qu’aurait pu le faire votre choléra. Mon maître travailla obstinément et ses expériences aidèrent beaucoup à enrayer l’épidémie, mais dès que tout danger eut disparu, il refusa de vivre.
— À quel âge s’est-il donné la mort ?
— D’après votre calcul, il était âgé de cinquante ans ; suivant nous, il était très jeune.
— Et l’autre accident ?
— C’étaient une femme dont le mari et l’enfant moururent subitement et en même temps.
— Et le troisième cas ?
— Mon camarade pourrait vous l’expliquer lui-même.
— Vous avez raison. Mais dites-moi comment réussissez-vous à conserver votre jeunesse ? Est-ce une faculté de votre race, les conditions de la vie ou autre chose ?
— Il ne s’agit nullement de la race ; il y a 200 ans, on vivait la moitié de l’âge présent. De meilleures conditions d’existence ? Oui, elles ont eu une influence, mais ce n’est pas tout, le point de départ est le renouvellement de la vie.
— Que dites-vous là ?
— Une chose très simple, probablement étrange pour vous. Peut-être n’ignorez-vous pas que la nature, pour renforcer la vitalité des organismes et des cellules, les rechange inopinément. Quand leur vitalité diminue, les unicellulaires se fondent par deux et obtiennent ainsi leur faculté de procréation. L’immortalité de protoplasme. Le croisement des plantes et des animaux a le même sens ; là, se rencontre également l’accouplement de deux différentes entités qui aboutit à un germe plus perfectionné. Enfin, vous connaissez également l’emploi des sérums qui transmettent les éléments vitaux partiellement, par conséquent résistance contre l’une ou l’autre maladie. Ici, nous allons plus loin, nous faisons l’échange du sang entre deux humains qui en profitent en perfectionnant leurs facultés vitales. C’est la transfusion réciproque du sang d’un homme à un autre par l’accouplement mécanique de leurs vaisseaux veineux. Le procédé est sans aucun danger.
— Ainsi donc vous pouvez rajeunir les vieillards en introduisant du sang jeune dans leurs veines ?
— Oui, partiellement, parce que le sang n’est pas le facteur unique de l’organisme ; par conséquent, un jeune homme ne vieillira pas du fait de l’introduction dans ses veines du sang d’un vieillard.
— Mais si le procédé est aussi simple, pourquoi n’est-il pas employé dans notre science médicale ? Nous connaissons depuis quelques siècles déjà la transfusion du sang.
— Je ne sais pas, vous avez peut-être des conditions organiques spéciales. Ou est-ce peut-être le résultat de la psychologie individualiste qui règne sur votre monde. En outre, chez vous il existe nombre de maladies que vos malades ne connaissent pas et que, parfois même, ils cachent. La transfusion du sang a un caractère philanthropique dans votre médecine ; nous la pratiquons aussi, mais la règle générale est l’échange amical de la vie, non dans un sens idéal seulement, mais aussi dans un sens physiologique.
Les impressions des premiers jours m’ont suggéré l’idée du travail considérable qui m’attendait. Il fallait tout d’abord comprendre ce monde si essentiellement riche et vigoureux. Il fallait aussi y prendre une place et non celle d’un sujet curieux mais celle d’un ouvrier parmi les ouvriers, d’un homme parmi les hommes. Ce n’est qu’ainsi que je réussirais dans ma mission, ainsi seulement que je deviendrais un lien véritable entre les deux mondes.
Tandis que je quittais l’hôpital, Netty s’approcha de moi et me dit : « Ne vous hâtez pas ».
Il me sembla qu’il avait tort. Ne fallait-il pas, au contraire se hâter et déployer toutes ses forces et son énergie ! Le poids de cette responsabilité était énorme ! Ah ! quel bonheur attendait notre vieille et exsangue humanité ! Quel ravitaillement pour son évolution devait apporter le contact de cette culture plus élevée, plus puissante et plus harmonieuse ! Et chaque moment de repos ou de lassitude dans son travail pouvait retarder le moment de ce bienfait... Non, je n’avais pas le droit de tarder et de me reposer.
Je travaillai beaucoup. Je fis connaissance de la science et de la technique. J’observai avidement la vie du monde nouveau, j’étudiai sa littérature. Je rencontrai des difficultés sans nombre.
Les méthodes scientifiques étaient stupéfiantes ; mécaniquement je m’associais à leur fonctionnement ; je vérifiais par expérience leurs effets et je ne pouvais les comprendre, pas plus d’ailleurs que leur but et leur être. J’étais comme ces mathématiciens du XVIIe siècle dont la pensée desséchée ne pouvait comprendre organiquement la dynamique vivante des intégrales.
Les conférences et les assemblées des Marsiens m’ont frappé par leur caractère objectif. Les rapports et les discours étaient brefs, leur argumentation exacte. Nul ne répétait ce qui avait été dit déjà. Les décisions des assemblées s’exécutaient avec une rapidité prodigieuse. Tout cela produisait l’impression d’une magie, silencieuse et sûre, sans embellissements et sans répétitions. La littérature, même artistique de ce monde ne m’apportait ni repos ni consolation. Les images étaient claires et simples, mais leur fond demeurait étrange et inexplicable pour moi. La même chose se représentait au théâtre où le jeu était excellent, les sujets simples, mais l’ensemble restait loin de la vie. Les discours et les gestes des acteurs étaient mous, prudents, leurs sentiments dissimulés à tel point que l’auditoire semblait être plutôt une assemblée de philosophes. Seules les pièces historiques du temps passé me donnaient une impression quelque peu plus favorable, car les acteurs semblaient animés de l’énergie et de la franchise que déploient les acteurs de nos théâtres. Malgré tout, le théâtre m’intéressait beaucoup par l’absence totale d’acteurs. Les pièces que j’y ai vues étaient transmises soit par des appareils acoustiques ou optiques, qui reproduisaient des représentations lointaines dont les acteurs n’existaient plus. Les Marsiens photographiaient la vie en mouvement, comme nous le faisons au moyen de nos cinématographes. Mais, non seulement ils accouplaient le phonographe avec le cinématographe, mais ils donnaient du relief aux images en employant aussi le stéréoscope. Sur l’écran, on distinguait toujours deux moitiés de stéréogramme. Sur chaque fauteuil se trouvait posé un binocle stéréoscopique qui confondait deux images en une seule, de trois mesures.
Tout cela était mystiquement étrange et mettait du doute dans mon âme.
Ma tâche de comprendre le monde marsien restait ardue. J’avais besoin d’aide ; cependant, je m’abstenais de poser des questions à Menny.
Il s’occupait à ce moment de la méthode d’extraction de la « matière Minus ». Il travaillait sans trêve ni repos. Je renonçai donc à interrompre son travail.
Entretemps, les autres amis avaient quitté la ville ; Netty aussi pour diriger l’aménagement et l’organisation d’un nouveau sanatorium situé à distance de quelques milles.
Enno, comme adjoint de Sterny, s’occupait à l’observatoire des calculs et mesurages nécessaires pour de nouvelles expéditions vers la Terre et Vénus, ainsi que vers la Lune et Mercure, afin de les photographier et collectionner les échantillons des minéraux.
Je me bornai, avec les autres, aux discussions objectives. Au fur et à mesure que le temps s’écoulait, il me semblait que mon travail s’avançait. Je n’avais point besoin de repos. Tout ce que j’étudiais s’entassait mécaniquement et aisément dans mon cerveau. Un vide s’était fait dans ma tête. Je cherchai, sans y réussir d’ailleurs, à préciser en formules mon savoir acquis et sans y attacher d’importance je me bornais à constater un manque d’expressions, de subtilités.
Mes études ne me procuraient plus le vif plaisir d’autrefois. Une autre difficulté se présenta, celle de concentrer mon attention sur une question donnée. Mes pensées erraient. Le passé et ses images troublaient mon cerveau et m’empêchait tout travail. Obstinément je luttais contre cette hantise, mais hélas ! au prix de quels efforts. Des sentiments étranges s’emparaient de mon âme. La lutte se faisait de plus en plus âpre ; ma tête travaillait fébrilement durant la nuit. Les formules, les chiffres apparaissaient à mes yeux, éclatant de lumière ; ces images passaient, il en venait d’autres confuses et grossies ; mon passé, mon enfance, le tout en un charivari déroutant. Lorsque le sommeil me reprenait, il était si léger qu’il ne me procurait pas le repos désiré. Un bourdonnement violent des oreilles m’empêchait parfois d’entendre les phonogrammes. Des hallucinations acoustiques s’emparaient aussi de mon esprit.
C’est le résultat de la fatigue, me disais-je. J’ai trop travaillé et il faudrait que je me repose. Menny ne doit pas s’apercevoir de mon état, ce serait une défaite. Et lorsque Menny venait auprès de moi, je prenais l’air d’un homme occupé. Lui, me reprochait tant d’assiduité.
— Aujourd’hui vous avez l’air d’un malade, vos yeux sont brillants et vous êtes pâle. Il est absolument nécessaire que vous preniez du repos.
C’était également mon opinion, mais mon corps s’y refusait. Finalement, le courage m’abandonna. L’apathie et l’énervement s’emparèrent de moi et ma résistance sombra. Je fus pris, un jour, de syncope. Cela passa. En me retournant tout à coup, je vis devant moi Anna Nicolaïewna. Son regard était plein de mélancolie. Je fis quelques pas dans sa direction, mais elle avait disparu déjà, évaporée,
Dès lors des visions me hantèrent. Je vis passer devant moi, tour à tour, des personnes connues et étrangères, mes amis du monde terrestre. Je remarquai même, une fois, un espion bien connu qui, assis sur un banc devant la maison, me considérait de ses regards avides,
Les fantômes ne me parlaient pas. Pendant la nuit, les hallucinations ne me laissaient pas de répit.
Après la vision d’Anna Nicolaïewna, je confiai tout à Menny qui me fit aussitôt aliter, convoqua un médecin et téléphona à Netty. Le médecin assura ne pouvoir rien entreprendre, en raison de mon organisme inconnu. Il conseilla le repos et le silence absolu, jusqu’au retour de Netty.
Celui-ci arriva le surlendemain et consulta immédiatement.
Malgré la présence de Netty et les soins qu’il me prodigua, ma maladie se prolongea encore pendant quelques semaines.
Je restais au lit dans une sorte d’apathie morne, observant indifféremment la réalité et les fantômes ; même la présence continuelle de Netty ne m’influençait guère.
Les efforts de Netty visaient plus principalement à l’observance du repos et du sommeil prescrit. Il s’abstint d’employer des remèdes, craignant leur effet sur un organisme terrestre. Durant quelques jours, ses méthodes habituelles restèrent sans effet, les hallucinations furent invincibles. Néanmoins, son obstination finit par les vaincre et après un sommeil de trois heures, il me dit :
— Votre convalescence est dès à présent assurée, malgré la persistance de la maladie.
Les hallucinations devinrent peu à peu plus rares ; les images s’évaporèrent.
Un beau matin, en m’éveillant, je vis Netty assis dans un fauteuil ; auprès de lui se tenait, debout, mon vieux camarade de campagne révolutionnaire, Ibrahim, homme déjà âgé, d’un caractère narquois. Il semblait attendre quelque chose. Netty sortit pour préparer mon bain ; Ibrahim me dit brutalement :
— Sot ! Tu rêves donc ? Ne sais-tu donc pas qui est ton docteur ?
Mon étonnement, à ces mots, ne fut pas grand et même le ton cynique avec lequel il me les avait dits ne me blessa pas. À ce moment, je me souvins de l’étreinte ferme de la petite main de Netty et je me défiai d’Ibrahim.
— Tant pis pour toi ! ajouta-t-il avec un méprisant sourire, et il sortit de la chambre.
Netty, déjà, s’approchait du lit.
— Vous êtes mieux, votre convalescence avance rapidement.
Durant toute l’après-midi, il resta silencieux et mélancolique. Le lendemain soir, il me quitta, me confiant aux soins de son camarade. Le soir seulement, il arrivait, afin de me plonger dans le sommeil. Cela dura pendant une semaine. Je ressentais la bienfaisante influence de sa présence.
Parfois, je songeais à la bizarre insinuation d’Ibrahim. J’essayais de me convaincre de l’absurdité de mes suppositions. Cependant, le doute pénétrait dans ma pensée, y causant un vague plaisir.
Je questionnai Netty sur les sujets dont il était alors absorbé. Il m’expliqua sa besogne qui se rattachait à l’expertise des expéditions futures vers les autres planètes. Menny dirigeait les séances préparatives, mais ni lui ni Netty ne faisaient partie des expéditions.
— Et vous-même, n’allez-vous pas partir ? me demanda Netty avec une note de vibrante inquiétude dans la voix.
— J’y suis si peu préparé.
À ces mots, Netty rayonna.
— Vous vous trompez, vous avez fait beaucoup, même par votre réponse.
Je compris qu’il venait de souligner quelque chose qui se rapportait à moi.
— Puis-je prendre part à l’une de vos conférences ? fis-je.
— Non, absolument ! répliqua vivement Netty. Le repos vous est encore indispensable.
Je ne protestai pas et me plongeai dans le néant du dolce far niente.
C’était par un beau soir d’été. Assis près de la fenêtre, je regardais la mystique « verdure » rouge du parc ; elle me semblait devenue familière ; et son étrange aspect avait disparu à mes yeux.
On frappa à la porte et je sentis que ce devait être Netty. Il entra rapidement, de son pas habituel et me tendit la main en souriant. Je lui répondis par une ferme poignée de main.
— Mon rôle de médecin est fini, me semble-t-il, me dit-il, mais afin de m’en assurer entièrement, je vous poserai quelques questions.
Je répondis machinalement aux questions qu’il me posa, devinant le sourire dissimulé de ses yeux. Enfin, n’y tenant plus :
— Dites-moi d’où vient donc mon affection pour vous ? Pourquoi votre présence me donne-t-elle tant de joie ?
— Probablement parce que je vous ai guéri et peut-être encore pour une autre raison... C’est parce que je suis une femme !
Ce fut foudroyant. Mon cœur ne bougea pas, je chancelai... En quelques secondes, Netty fut dans mes bras. Je baisai follement ses mains, ses lèvres, ses yeux bleus comme le ciel, de Mars.
Avec une simplicité et une grandeur incomparables, Netty se donna. Quand je revins à moi, elle me dit avec son beau sourire :
— Oui, il me semble que mon étreinte enveloppe tout votre jeune monde ; son égoïsme, son désir voluptueux du bonheur, tout était dans vos caresses. Votre amour est frère du meurtre... Mais je vous aime, Lenny.
C’était le bonheur.
Ces mois... Leur souvenir me fait tressaillir et une brume obscurcit mes yeux. Il n’y a pas de mots capables d’exprimer le bonheur du passé.
Le nouveau monde me semblait devenu proche et presque compréhensible. Mes défaites étaient oubliées. J’étais rempli de jeunesse et de foi. Je sentais que je possédais désormais un allié sûr et vigoureux. L’avenir m’appartenait.
Ma pensée, se plongeant éperdûment dans des abîmes d’amour, effleurait à peine le passé.
— Pourquoi me cachiez-vous votre sexe ? demandai-je quelques jours après.
— N’étais-ce pas naturel et simple ? Après, il est vrai, j’ai caché la vérité plus sciemment, de même que les détails de mon costume. Les difficultés et la complexité de votre tâche m’inspiraient des craintes et je voulais éviter de la compliquer. Moi-même, je ne me suis pas comprise... jusqu’à votre maladie.
— C’est elle qui a dénoué le nœud... Ah ! que bénies soient mes hallucinations !
— Votre maladie fut le coup de foudre pour moi. Je serais morte de n’avoir pas réussi à la combattre.
Après quelques minutes de silence, elle ajouta :
— Et parmi vos amis, il y a encore une femme qui vous aime..., non comme moi...
— Enno ! n’est-ce pas ?
— Oui, elle. Suivant mes conseils, elle dissimula aussi son sexe.
— Ah ! que votre monde est donc rempli de mensonges et d’astuce, m’écriai-je en un pathos comique.
Les jours passaient comme une rivière de perles. Le monde resplendissait à mes yeux amoureux.
Le jour vint, le jour maudit qui édifia entre Netty et moi le gouffre noir de la séparation.
Le visage paisible et serein comme toujours, Netty m’apprit son départ prochain, avec l’expédition gigantesque envoyée vers Vénus, sous la conduite de Menny.
Elle remarqua ma stupeur et ajouta :
— Ce ne sera pas pour longtemps ; si le succès, qui n’est pas douteux, couronne notre entreprise, je reviendrai bientôt avec une partie de l’expédition.
Elle m’expliqua ensuite les raisons de l’expédition.
Les réserves de radio-substance sur Mars touchaient à leur fin et il n’y avait pas moyen de les renouveler. On avait constaté, d’autre part, que sur Venus, qui est quatre fois plus jeune que Mars, l’existence de couches énormes de matières radiantes non encore dissoutes. La plus riche mine du radium se trouvait dans une île située vers le milieu de l’Océan central de Vénus. C’est là que devaient être commencés les travaux, Mais il fallait préalablement protéger la vie des ouvriers menacée par de mortels ouragans en érigeant de hautes et solides murailles, d’où la nécessité d’une dizaine d’éteronefs et d’un à deux mille ouvriers, dont un vingtième serait affecté aux travaux chimiques et le restant aux travaux de construction. On avait réservé pour l’expédition les meilleures forces scientifiques, ainsi que des médecins expérimentés, les existences se trouvant menacées tant par le climat que par les émanations de la substance radiante. Netty, suivant son aveu, était moralement forcée d’y prendre part ; on supposait cependant que, le travail aboutissant, un éteronef serait réexpédié après trois mois apportant des nouvelles ainsi que des échantillons de la matière. Netty reviendrait avec cet éteronef, c’est-à-dire environ dix à onze mois après le départ.
Je ne voyais pas la nécessité du départ de Netty. Elle me dit que le voyage avait un but trop sérieux pour qu’elle s’en abstînt. Elle ajouta qu’il était également d’une réelle importance pour moi en raison de ce qu’il faciliterait dans l’avenir les rapports fréquents avec la Terre ; enfin, que chaque faute commise au début de l’expédition pouvait entraîner la chute de l’œuvre entreprise.
C’était très convainquant ; je savais déjà qu’on citait Netty parmi les médecins les plus adroits dans tous les cas sortant des cadres de la médecine en elle-même ; néanmoins, il me semblait toujours que ces raisons en cachaient une autre.
Je ne doutais pas de Netty et de son amour pour moi. Je vis la crainte et la douleur se refléter dans ses beaux yeux.
— Enno sera pour toi un ami vrai et sincère, dit-elle tristement ; n’oublie pas non plus Nelly, elle t’aime pour moi. Son expérience et sa sagesse t’aideront dans les moments difficiles. Pense à moi, pense aussi à mon retour.
— Je suis sûr de toi, Netty ; je suis sûr de moi aussi.
— Tu as raison, Lenny ; je suis sûr que rien ne te brisera, qu’après cette chute, tu seras plus vaillant et plus pur qu’auparavant.
L’avenir jeta son ombre sur nos caresses d’adieu et les larmes de Netty.
Au bout de ces quelques mois, j’avais arrêté mon plan. Celui d’être un ouvrier utile à la société marsienne. J’avais déjà repoussé les propositions de conférences traitant de la Terre et de ses habitants ; c’eût été arrêter artificiellement ma conscience sur les images du passé, alors qu’il fallait la concentrer toute entière sur l’avenir. Je résolus d’entrer dans une fabrique et plus spécialement dans une fabrique de vêtements. Je choisis naturellement une tâche aisée. Cependant cela même nécessitait un travail préparatoire et assidu. Il me fallut étudier les principes scientifiques généraux de l’organisation industrielle, m’adapter à l’organisation spéciale de la fabrique où je travaillais, à son architecture, à l’organisation et à la division du travail, connaître le fonctionnement des machines. En outre, je dus apprendre certaines parties de la technologie et de la mécanique appliquée et même de l’analyse mathématique... Les difficultés que je dus surmonter gisaient non dans le contenu, mais dans la forme. Les livres et manuels que je consultais n’étaient pas appropriés à un cerveau de médiocre culture.
Peu après le départ de Netty, je pris ma place dans la fabrique. C’était une entreprise gigantesque et complexe, s’écartant de nos types. Le tissage, le filage, la coupe, la couture, la teinture, tout y était. Les matières employées n’étaient ni le lin, ni le coton, ni la soie, ni la laine, mais autre chose.
Autrefois, les Marsiens préparaient les vêtements à peu près comme nous. Ils cultivaient les plantes filamenteuses, tondaient les toisons, etc. Mais les besoins grandissant, la culture du blé amena des changements dans la technique. Les plantes cédèrent le pas aux minéraux filamenteux. Les chimistes concentrèrent leurs efforts sur l’analyse de la toile d’araignée et sur la synthèse de nouvelles substances. Le succès qui couronna leurs recherches, bouleversa de fond en comble toute cette branche de l’industrie et l’on ne vit plus guère les tissus de l’ancien type que dans les musées.
Notre fabrique figurait la révolution accomplie. Plusieurs fois par mois, les usines chimiques avoisinantes fournissaient la « substance » nécessaire au filage ; elle était renfermée dans des wagons-citernes sous forme d’un liquide limpide. Le liquide passait à l’aide d’appareils spéciaux dans un réservoir métallique dont le fond était percé de milliers de petits trous. Ceux-ci par pression évacuaient le liquide sous forme de filets d’une minceur extrême et qui durcissaient au seul contact de l’air. D’innombrables fuseaux mécaniques happaient ces filets, les croisaient en fils et les repassaient dans le tissage.
Là se tissaient les étoffes les plus légères ainsi que les plus ordinaires, telles que le drap. Elles passaient ensuite dans les ateliers de coupe. Des machines les découpaient et les pliaient en des milliers de parties, composant le costume.
Ensuite, les morceaux, savamment coupés, étaient cousus, mais sans fil, ni aiguille. Les parois des morceaux étaient amollis chimiquement et soudés ; la substance chimique s’évaporait et le travail se trouvait achevé. Il existait quelques centaines de modèles pour chaque âge, ce qui permettait de choisir aisément un costume convenable. On choisissait, au préalable, la couleur que l’on désirait ; mais au besoin, on renvoyait le costume à l’atelier électro-chimique où, en quelques instants, on le teignait suivant qu’on le désirait.
La même matière, mais plus consistante, servait à la confection de la chaussure et des vêtements d’hiver. Je travaillais dans toutes les sections. J’apportais le plus d’intérêt au découpage, où l’on pratiquait les méthodes d’analyse mathématique. Le travail consistait en le découpage des différentes parties du costume ; affaire prosaïque, mais sérieuse. Une faute, mille fois répétée, amenait d’énormes pertes.
Je m’efforçais de travailler « comme les autres », mais il était clair que je devais y apporter beaucoup plus d’attention que les autres ouvriers. Après 4 à 6 heures de travail, j’étais exténué et devais me reposer, alors que les autres se rendaient aux musées, aux bibliothèques, laboratoires, etc.
J’espérais que le temps me donnerait de l’habitude, mais au contraire. Je constatais que mon attention manquait de culture. Physiquement, j’étais au même niveau que les Marsiens.
Néanmoins, l’attention que je devais prêter aux machines et aux étoffes déprimait mon cerveau ; cette faculté était évidemment à créer. Quand la fatigue me surprenait, je commettais souvent des fautes qu’invariablement l’un de mes voisins, alors, réparait pour moi. Cette faculté d’apercevoir mes erreurs, sans délaisser son ouvrage, m’était pénible et insupportable. Les soins que me prodiguaient mes compagnons ne me touchaient pas, au contraire ; ils m’irritaient et je me sentais espionné.
À présent au-delà du passé, je sens que mes soupçons étaient étranges et sans fondement.
Étranger, je ne pouvais comprendre leurs sentiments. Où je croyais voir du défi et de l’espionnage, il n’y avait en réalité que de l’amitié.
L’automne s’écoula ; puis vint l’hiver, rigoureux, mais il y eut peu de neige. Le soleil devint sensiblement plus petit et ses rayons ne donnèrent bientôt plus qu’une chaleur et une lumière très atténuées. La nature perdit ses vives couleurs et devint sévère et blême. Mon cœur se pénétra de l’ambiance glacée ; des doutes envahirent mon âme et l’abandon moral de tout mon être, étranger à ce monde, s’affirma de plus en plus.
J’allai chez Enno, que je n’avais plus vue depuis longtemps. Elle m’accueillit amicalement et chaleureusement et ce fut comme un rayon de soleil qui traversa le froid de l’hiver et l’ombre des doutes. Je remarquai qu’elle était pâle et semblait lasse ; sa démarche et ses paroles décelaient une tristesse infinie. Nous eûmes de quoi parler et les heures s’écoulèrent rapides et agréables, comme autrefois, avant le départ de Netty.
Cependant, je me levai, prêt à prendre congé et je sentis qu’un commun regret étreignait nos âmes.
— Si votre travail ne vous oblige pas à rester ici, accompagnez-moi, lui dis-je.
Elle y consentit, emportant avec elle le travail qu’elle désirait achever — elle collationnait force calculs astronomiques, à ce moment — et nous partîmes vers la ville où j’habitais une partie de la maison de Menny.
Chaque jour, je visitais une fabrique, distante de chez moi d’une demi-heure, et avec Enno je passai les longues soirées d’hiver à discuter des questions scientifiques, à bavarder, et à nous promener dans les environs.
Certain jour, Enno me conta sa vie. Elle aima Menny et devint sa femme. Elle désira ardemment avoir un enfant de lui, mais les années passèrent une à une et déçurent cet espoir. Elle demanda l’avis de Netty, qui étudia aussitôt la question dans toute son ampleur et émit enfin l’opinion que leur union demeurerait stérile. Menny, devenu trop tard adulte, avait commencé de trop bonne heure, ses travaux de savant et de philosophe. L’activité intense de son cerveau avait ébranlé et amolli la vitalité des éléments régénérateurs ; le mal était irréparable.
Le verdict de Netty porta un coup terrible à Enno, dont l’amour et l’instinct maternel se fondirent en une affection désespérée. Mais ce ne fut pas tout ; Netty aboutit à une autre conclusion, plus inattendue : que l’immense travail intellectuel de Menny, le développement ample et complet de ses facultés géniales impliquaient l’abstention sexuelle et l’abandon des caresses amoureuses, Enno vérifia bientôt pratiquement ses observations ; Menny devint plus alerte, travailla plus énergiquement qu’autrefois ; il élabora de nouveaux projets dans son cerveau fécond, il les réalisa promptement et les mena à bonne fin. Enno chérissait son amour plus que sa vie, mais le génie de l’être qu’elle aimait lui était plus cher encore et elle accomplit son devoir. Elle se sépara de Menny ; il fut d’abord très affecté, mais s’accommoda ensuite du fait accompli. La cause réelle de la rupture lui resta probablement secrète ; Enno et Netty la lui cachèrent. Enno souffrit profondément ; la vie lui devint intolérable au point qu’elle décida d’en finir. Cependant, pour empêcher le suicide, Netty, dont Enno sous un prétexte futile avait demandé l’aide, parvint à retarder d’un jour son exécution et fit part du danger à Menny. Il organisait à ce moment une expédition sur la Terre et engagea Enno à y prendre part. Elle consentit. Les émotions nouvelles parvinrent à adoucir le chagrin qui la rongeait ; et jusqu’au retour de l’expédition, elle réussit à se dominer au point de paraître le jeune homme alerte et enjoué dont je fis connaissance durant notre voyage.
Enno avait renoncé à prendre part à la nouvelle expédition dans la crainte de s’habituer à nouveau à la présence de Menny. Néanmoins, se trouvant seule, les inquiétudes ne la quittèrent pas ; elle n’ignorait aucun des dangers de l’entreprise ; aussi, durant nos causeries, nos pensées restaient fixées à un point de l’infini, là où, sous les brûlants rayons du soleil, sous le souffle ardent du vent, les êtres aimés déployaient une fiévreuse énergie à l’accomplissement d’une tâche titanique dans sa hardiesse. Ces pensées et ces émotions nous rapprochèrent et Enno ne fut bientôt plus qu’une sœur pour Menny. Notre rapprochement, qui se fit sans lutte et sans empressement, nous amena à des rapports amoureux. Enno ne les provoqua ni ne les évita. Elle résolut seulement de n’avoir pas d’enfant de moi. La tristesse jeta son voile sur nos caresses. Et l’hiver nous couvrit de ses ailes blanches et glacées, un hiver long et triste, sans ouragans et sans averses, lent et morne comme la mort même. Nous n’éprouvions pas le désir de sortir, lorsque, vers midi, le soleil répandait sa faible chaleur et que la nature revêtait pour quelques heures ses vives couleurs. Enno s’en privait volontiers et moi j’évitai de pénétrer le milieu étranger et les humains dont la conquête exigeait une dépense de temps et d’efforts. Notre amitié fut étrange et fantasque, amour né au cœur de l’hiver dans de l’attente et des soucis...
Enno, amie intime de Netty, durant sa jeunesse, me parla beaucoup d’elle. Dans l’une de nos causeries, je crus remarquer le rapprochement fréquent des noms de Sterny et de Netty et cela me frappa. Je posai une question directe à Enno qui, pensive, me répondit :
— Netty fut d’abord la femme de Sterny. Cependant, puisqu’elle ne vous en avait rien dit, je n’aurais rien dû vous en dire non plus. J’ai commis une faute, c’est vrai, mais, je vous en prie, ne me questionnez pas.
Ces paroles me bouleversèrent étrangement... Pourtant, cela ne me parut pas nouveau, ce que je venais d’entendre là... Je ne supposais pas être le premier époux de Netty, car il eut fallu être naïf pour supposer qu’une femme pleine de vie et de santé, belle de corps et d’âme, enfant d’une race libre et de culture élevée, eût pu vivre sans amour jusqu’au moment de notre rencontre. Quelle était donc la cause de mon trouble, de mon affliction ? Je ne réfléchis pas clairement à cela dans le moment même, mais je sentis qu’il me fallait savoir tout, à tout prix. Enno resterait muette. Je me souvins alors subitement de Nella.
Netty, en me quittant, m’avait dit : « N’oublie pas Nella, va vers elle aux heures d’incertitude et de trouble ! » Souvent déjà, j’avais voulu lui rendre visite, mais le travail et aussi une certaine appréhension des mille yeux curieux des enfants m’avaient retenu. À présent, je résolus de m’y rendre et le jour même je partis pour la ville industrielle.
Nella abandonna immédiatement son travail, pria une autre de la remplacer et me conduisit chez elle.
Je décidai de ne pas lui faire connaître immédiatement le but de ma visite. Nous parlâmes de l’homme qui nous touchait tous deux de si près ; l’heureux moment du retour ne tarderait plus. Nella parla abondamment de Netty, de son enfance.
Netty était une enfant intelligente, vive et énergique, ouverte à la science. Elle s’intéressa principalement au monde astronomique mystérieux, situé en dehors de la planète. La Terre, inconnue à ce moment-là, devint le rêve enchanté de Netty et le sujet de ses causeries avec ses institutrices et les autres enfants.
Lorsque parut le rapport sur la première expédition à la Terre, l’enfant ne se posséda plus de joie. Elle fixa ses désirs sur Menny et lui écrivit une lettre exaltée, le priant, entre autre, de lui ramener un enfant terrestre qu’elle adopterait, se chargeant absolument de son éducation. Elle orna les murs de sa chambrette de vues de la Terre et de portraits de ses habitants ; elle étudia les langues terrestres d’après les vocabulaires. Enfin, elle décida de descendre sur la Terre et, répondant à la plaisanterie de sa mère, qu’elle pourrait se marier avec un de ses habitants, elle répondit : « C’est très possible ».
Netty ne m’avait rien dit de tout cela ; elle évitait même de toucher au passé, dans nos conversations.
Enfin, lorsque Nella passa aux années plus avancées de la vie de Netty, je lui demandai à brûle-pourpoint comment avait été provoquée l’union de Netty avec Sterny. Nella, tout à coup songeuse, me dit ;
— Ah ! c’est cela. Voilà pourquoi vous êtes venu. Pourquoi ne me l’avoir pas dit ouvertement ?
Et sa voix était sévère. Je me tus.
— Je puis vous le dire, fit-elle ; il n’y a là rien qui soit étonnant. Sterny fut l’un des maîtres de Netty. Revenu de l’expédition sur la Terre, il organisa un cycle de conférences sur cette planète et ses habitants. Netty y assista. Sterny fut patient et s’appliqua scrupuleusement à répondre aux nombreuses questions qu’elle lui posa. Ce rapprochement amena un mariage. Ce fut la gravitation de deux natures très distinctes, diamétralement opposées même. Et ce fut plus tard la véritable cause de leur rupture. Voilà tout.
— Dites-moi, depuis quand date cette rupture ?
— Elle ne fut définitive qu’après la mort de Letta. À vrai dire, les rapports de Netty et de Letta en furent le commencement. Netty souffrait beaucoup du contact de la nature froide et analytique de Sterny. Il détruisit bientôt, et trop brutalement, les rêves, les fantaisies d’âme et de cerveau dont elle vivait. Inconsciemment, elle chercha un homme de nature plus souple et le trouva en Letta, dont l’infinie bonté et l’enthousiasme puéril la touchèrent. Son âme ardente se reposa auprès de lui. Comme elle, il aimait la Terre et croyait en l’union prochaine des deux mondes. Elle ne voulut pas admettre qu’un être semblable pût ignorer dans sa vie l’amour et les caresses féminines et c’est ainsi que s’ébaucha une deuxième liaison.
— Une seconde ? dis-je. Est-ce bien juste, cela ? Devint-elle l’épouse de Letta ?
— Oui.
— Mais puisqu’il paraît que la rupture n’eut lieu avec Sterny qu’après la mort de Letta.
— Oui. Cela serait-il incompréhensible pour vous ?
— Non, je vous comprends, mais je ne savais pas.
À ce moment, l’on vint appeler Nella ; l’un des enfants tombé malade réclamait ses soins. Je restai donc seul, en proie à un trouble étrange, la tête remplie de bourdonnements. Je n’aurais pu trouver de termes pour définir mon état d’âme. Qu’y avait-il, en effet ? Rien de particulier n’était arrivé. Netty, homme libre, avait agi en homme libre. Letta avait-il été son mari ? Je l’estimais toujours et j’éprouverais toujours pour lui une grande sympathie, en supposant même qu’il n’eût pas fait pour moi le sacrifice de sa vie. Netty avait-elle été la femme de deux camarades, en même temps ? J’avais toujours pensé que la monogamie découlait, dans notre milieu, de nos conditions économiques qui arrêtent et entortillent l’homme à chaque pas ; ici, d’autres conditions existaient, ne créant aucune limite dans les sentiments et dans les relations personnelles. D’où me venait donc cette perplexité alarmée, ce mal intraduisible qui m’aurait fait tour à tour crier et rire ? Peut-être n’étais-je pas capable de sentir comme je pensais. Alors, et mes relations avec Enno ? Où donc était ma logique ? Que suis-je donc ? Dans quel état absurde me trouvais-je ?
Ah, voilà !... Mais pourquoi Netty ne m’avait-elle pas dit tout cela ? De combien de tromperies me trouvais-je entouré et de combien d’autres devais-je me défier dans l’avenir ? Fausseté. Mystère !... Oui, c’est vrai. Mais cependant, il n’y avait pas de tromperie dans tout ceci. De secret..., pas davantage ! Alors ?...
Les pensées traversaient mon cerveau en coup de vent. La porte s’ouvrit et Nella parut, lisant avidement sur mon visage les torturantes pensées qui m’agitaient. Elle vint vers moi, quittant le ton rigoureux et sévère qu’elle avait eu tantôt en me parlant.
— Évidemment, dit-elle, il n’est pas aisé de s’habituer de prime abord à des conditions de vie absolument étrangères et aux mœurs d’un autre monde avec lequel on n’a aucun lien de parenté. Jusqu’ici vous avez surmonté bien des obstacles ; vous surmonterez encore celui-ci. Netty a foi en vous et je crois qu’elle a raison. Et votre foi, en elle, est-elle ébranlée ?
— Pourquoi s’est-elle donc cachée de moi ? Où donc est sa confiance ? Je ne puis la comprendre !
— J’ignore pourquoi elle a agi de la sorte, mais je sais qu’elle devait avoir des motifs sérieux et non mesquins. Cette lettre, probablement, vous les expliquera. Elle me l’a laissée pour le cas où une conversation de ce genre serait amenée.
Cette lettre était écrite dans ma langue maternelle, si bien apprise par Netty. Voici ce qu’elle me disait :
« Mon Lenny ! Si je ne t’ai jamais entretenu de mes anciennes relations personnelles, ce n’était certes pas pour me cacher de toi ou pour te laisser ignorer certaines circonstances de ma vie. J’ai confiance en ton âme généreuse, en ton cerveau lucide qui finira bien par comprendre et apprécier justement certaines de nos relations, quelqu’étranges qu’elles puissent te paraître. Mais j’ai craint une chose... Après ta maladie, tu repris rapidement des forces pour le travail, mais cet équilibre d’âme, duquel dépend la domination de chaque instant sur les paroles et les actes et vis-à-vis de chaque impression, n’était pas encore en toi. Si, envers moi, comme femme, tu avais manifesté, sous l’influence du moment et des forces élémentaires du passé, toujours vivantes au fond de l’âme humaine, cette révolte, née de la violence et de l’esclavage qui persiste encore dans le vieux monde, tu ne te le serais jamais pardonné... Oui, Ami, je sais, tu es sévère et parfois même rigoureux envers toi-même ; tu as hérité ce trait de ton école rigoureuse, de la lutte éternelle sur la Terre, et cette minute de l’élan mauvais, maladif, eut jeté une tache sombre sur notre amour.
« Mon Lenny, je veux et je puis te calmer. Qu’en toi dorme et ne se réveille jamais le sentiment mauvais provoqué, dans l’amour, par l’inquiétude de la propriété vivante. Jamais je n’aurai de relation personnelle hormis toi. Et cette promesse, je te la fais aisément, certaine de la tenir, car tout semble médiocre devant l’immensité de mon amour pour toi, devant mon désir ardent de t’aider dans ta grande tâche de vie.
« Je t’aime non seulement comme une femme, mais comme une mère qui conduit son enfant dans une vie étrange, nouvelle, pleine de périls, de dangers. Cet amour est plus puissant, plus profond que tout autre. C’est pourquoi il n’y a pas de sacrifices dans ma promesse.
« Au revoir, mon cher enfant aimé.
« Ta Netty ».
Lorsque j’eus achevé la lecture de cette lettre, Nella me regarda interrogativement.
— Vous aviez raison, dis-je, et je baisai sa main.
Cet épisode produisit en moi une vive impression d’outrage. La supériorité du milieu m’écrasa davantage encore. Il est probable même que j’exagérai et ma faiblesse et cette supériorité. La bienveillance et l’attention de mon entourage me parurent empreintes d’une méprisante condescendance ; sa prudence et sa réserve, d’une répugnance latente. Et de jour en jour, cela s’aggrava. Ma pensée libérée se hâta de combler les lacunes coïncidant avec le départ de Netty. Je soupçonnai l’existence de motifs puissants et inconnus, expliquant la participation de Netty à l’expédition. Une nouvelle preuve de son amour et de la grande importance qu’elle attribuait à ma mission dans l’œuvre de rapprochement des deux mondes confirmait, de plus, qu’elle ne se serait pas décidée à me quitter aussi longtemps, au milieu de cet océan semé d’écueils, d’une vie étrange pour moi, sans des causes exceptionnelles, surtout comprenant mieux encore que moi-même quels dangers me menaçaient ici.
Un mystère planait pour moi sur tout cela, mais je sentais qu’il avait une connexion avec moi et il me fallait l’expliquer malgré tout.
Je me décidai à trouver la vérité par la voie d’une investigation systématique. En me rappelant les allusions accidentelles et involontaires de Netty, l’expression inquiète de son visage, lorsqu’on parlait devant moi des expéditions coloniales, je crus comprendre que Netty était décidée à cette séparation depuis longtemps déjà, dès les premiers jours de notre union, peut-être, et cela, sans me le dire. C’est donc vers cette époque qu’il me fallait chercher les causes. Mais où fallait-il les chercher ? Elles pouvaient se trouver liées, ou avec les liens personnels de Netty, ou avec son origine, son caractère, l’importance même de l’expédition. La première hypothèse semblait la moins acceptable, après sa lettre. Il fallait donc diriger les recherches dans la seconde direction et aller à l’histoire de l’origine de l’expédition.
Celle-ci avait été décidée par un « Groupe colonial » ; ainsi s’appelait l’assemblée des travailleurs prenant part d’une façon active à l’organisation des voyages interplanétaires et des représentants de la statistique centrale, des usines construisant des éteronefs et qui fournissent les moyens nécessaires à ces voyages. Je savais que le dernier Congrès de ce « Groupe colonial » avait eu lieu exactement pendant ma maladie. Menny et Netty y avaient pris part. À cette époque, je me trouvais déjà en convalescence et je m’ennuyais sans Netty. Je demandai alors d’assister au Congrès, mais Netty m’avait répondu que ce n’était pas possible, en raison de mon état de santé, que ce serait dangereux. Le « danger » résidait-il en ce que je ne devais pas apprendre ? Il fallait donc que j’eusse les procès-verbaux exacts du Congrès et que je lusse tout ce qui s’appliquait à cette question.
Ici, je rencontrai des difficultés. Dans la bibliothèque coloniale, l’on m’avait donné le recueil des décisions du Congrès. Tout, jusqu’aux plus petits détails de cette grandiose organisation, s’y trouvait indiqué d’une manière parfaite, mais je n’y trouvai pas ce qui m’intéressait pour le moment, et la question ne s’éclairait en aucune façon. Les décisions très formelles étaient présentées sans aucune indication des discussions qui les avaient précédées et provoquées. Lorsque je m’informai auprès du bibliothécaire, il m’expliqua que l’on n’avait pas publié de protocoles, comme on le fait généralement pendant les assemblées techniques.
Au premier abord, c’était possible. Les Marsiens ne publient ordinairement que les décisions de leurs Congrès techniques. Ils n’aiment pas, en général, à multiplier leur littérature d’une manière excessive et ici on ne trouve rien de semblable à nos « procès-verbaux de commission » en plusieurs volumes. Tout est réduit à la plus petite dimension. Cependant, cette fois, je ne crus pas le bibliothécaire. Durant ce Congrès, de trop grandes choses avaient été décidées pour qu’on s’en rapportât simplement aux délibérations, comme aux discussions regardant une ordinaire question de technique.
Je tâchai de dissimuler ma méfiance et afin de détourner tout soupçon, je m’absorbai dans la lecture du volume qui m’avait été confié. En réalité, je réfléchissais à un plan d’action ultérieure.
Il était évident que dans la bibliothèque je ne trouverais pas ce qu’il me fallait ; ou bien les protocoles n’existaient pas, ou bien le bibliothécaire, averti par ma question, les avait mis hors de ma portée. Il restait la section phonographique de la bibliothèque. Là, je pouvais trouver les protocoles, même s’ils n’avaient pas été publiés.
Le phonographe remplace, maintes fois, chez les Marsiens, la sténographie et l’on conserve beaucoup de phonogrammes non édités des différentes assemblées sociales.
Je mis à profit un moment de pressante occupation du bibliothécaire pour passer subrepticement dans la section phonographique. Le camarade de service me donna le catalogue des phonogrammes que je lui demandai. Je parvins facilement à découvrir les numéros des phonogrammes du Congrès auquel je m’intéressais et faisant mine de ne pas vouloir importuner le camarade de service, j’allai les chercher moi-même.
En tout, il y avait quinze phonogrammes ; à chacun d’eux se trouvait joint un texte écrit. Rapidement, je les parcourus. Les cinq premières réunions étaient consacrées entièrement aux rapports des expéditions organisées après le Congrès précédent et aux nouveaux perfectionnements à apporter dans la technique de l’éteronef.
Suivait le texte du sixième phonogramme :
« La proposition de la statistique centrale de passage vers la colonisation en masse. Le choix d’une planète. Terre ou Vénus. Les discours et les propositions de Sterny, Netty, Menny, etc. La décision préliminaire au profit de Vénus ».
Je sentis que j’avais trouvé ce que je cherchais. Je mis l’appareil en mouvement et ce que j’entendis alors s’imprima à jamais dans mon âme. Voilà ce qu’il y avait.
La sixième réunion avait été présidée par Menny, Président du Congrès. La parole avait été donnée en premier lieu au représentant de la statistique centrale. Il prouvait, par une série de chiffres scrupuleusement exacts, qu’avec l’accroissement actuel de la population, et par conséquent accroissement de besoins, si les Marsiens se bornaient à l’exploitation de leur planète, d’ici une trentaine d’années il se produirait une disette, que seule la découverte de la synthèse des éléments d’une matière inorganique pourrait empêcher. Seulement, rien jusqu’ici ne faisait prévoir que cette découverte serait faite avant trente ans. Il était donc nécessaire que le groupe colonial passât, de simples excursions scientifiques vers les autres planètes, à l’œuvre d’organisation en masse d’une véritable émigration de Marsiens, vers là-bas. Il existe actuellement deux planètes, abondant en richesses naturelles accessibles aux Marsiens. Il reste donc à décider sur laquelle on établira le centre de colonisation ; ensuite on abordera l’élaboration d’un plan.
Menny demande s’il n’y a personne qui repousse, quant au fond, la proposition émise ou les motifs invoqués par la statistique centrale.
Tous sont d’accord.
Ensuite Menny met en délibération la question de savoir sur quelle planète s’arrêtera le choix pour le début de la colonisation en masse.
Sterny prend la parole.
— La première question posée par le représentant de la Statistique centrale devant nous, commença Sterny, de son ton habituel mathématiquement tranchant, est celle nous invitant à fixer notre choix sur une planète pour la colonisation ; or, d’après moi il n’est plus nécessaire de discuter à ce sujet, puisque, d’ores et déjà, la décision est prise, imposée par la réalité. Il n’y a plus à choisir ; des deux planètes accessibles, l’une seulement est susceptible de recevoir la colonisation en masse. C’est la Terre. Il a été beaucoup écrit sur la planète Vénus et la conclusion de toutes les données réunies est celle-ci : pour le moment il nous est impossible de nous emparer de Vénus. Son soleil brûlant épuiserait et affaiblirait nos colons, ses orages et ses tempêtes détruiraient nos bâtiments, disperseraient dans l’espace nos aéroplanes et les lanceraient contre les gigantesques montagnes. Nous pourrions vaincre, il est vrai, ces monstres, mais au prix de quels sacrifices ? Ensuite, son monde de bactéries nous est très peu connu et combien de maladies ne nous cache-t-il pas ? Ses forces volcaniques se trouvent encore en fermentation, quelles éruptions, quels tremblements de terre ne nous promettaient-elles pas ? Il n’est pas permis aux êtres raisonnables d’entreprendre des choses matériellement impossibles. La tentative de coloniser Vénus ferait d’innombrables et inutiles victimes, non pas des victimes de la science et du bonheur commun, mais des victimes de la folie et de la fantasmagorie. Cette question me semble être suffisamment éclairée et le rapport de la dernière expédition pourrait à lui seul dissiper tous les doutes qui pourraient encore subsister.
Si donc l’on décide l’émigration en masse, il ne peut être question que de la diriger vers la Terre. Là, les obstacles dressés par la Nature sont surmontables et les richesses à recueillir sont incalculables ; elles surpassent de huit fois celles de notre planète.
L’œuvre de la colonisation même est déjà bien préparée par l’existence d’une culture peu élevée, d’ailleurs. L’institut statistique n’ignore rien de tout cela et s’il nous présente la question de discuter et de choisir, c’est en raison de l’obstacle très sérieux élevé par la Terre : son humanité.
La Terre appartient aux hommes et jamais ils ne nous la donneront volontairement, pas même une parcelle de sa surface. La cause réside dans le caractère de leur culture. Elle est basée sur la propriété, défendue par une force organisée. Bien que les nations les plus civilisées exploitent seulement une part infime des forces naturelles en leur possession, leur tendance à accaparer de nouveaux territoires ne s’affaiblit point. La spoliation systématique des terres et des richesses des peuplades arriérées, ils l’appellent politique coloniale et y trouvent la raison principale du développement de l’État. Il est aisé de se représenter ce qu’ils penseraient de notre proposition raisonnée, de nous concéder une partie de continent à charge pour nous de leur indiquer le mode supérieur d’utilisation des terres restantes... Pour eux, la colonisation n’est qu’une question de contrainte et de force brutale et nous nous verrions obligés, bon gré mal gré, de prendre le même parti. Si la question ne consistait qu’à leur démontrer une fois pour toutes la supériorité de nos forces, la tâche serait aisée et n’entraînerait guère plus de victimes qu’une de leurs guerres insensées et ridicules. Les troupeaux dressés par eux à s’entretuer, les armées, suivant leur langage, fourniraient un matériel rêvé pour l’application d’une leçon exemplaire. Il serait bien facile à l’un de nos éteronefs d’exterminer en quelques instants un ou deux de ces troupeaux au moyen de rayons pernicieux et destructeurs, développés par la désagrégation accélérée du radium. Cet exemple serait plus utile que nuisible à leur culture ; malheureusement là ne se bornerait pas l’entreprise et les difficultés ne feraient que se dresser de ce moment. La lutte éternelle entre les nations terrestres implique la formation d’une particularité psychologique, appelée patriotisme. Ce sentiment indéfini, mais cependant enraciné profondément, renferme en même temps, et une méfiance à l’égard des autres peuples et races et un attachement élémentaire au milieu vital, à son ambiance, spécialement au territoire, qui est aux habitants de la Terre ce que la carapace est à la tortue, souvent même aussi, une simple soif d’extermination, de spoliation. Ces sentiments patriotiques s’aiguisent et s’affirment surtout après les défaites militaires, et plus encore, à la suite de l’annexion du territoire par les vainqueurs ; le patriotisme des vaincus prend dès lors le caractère d’une haine féroce et inextinguible pour les vainqueurs et la vengeance devient un idéal, un but pour la nation spoliée, et cela non seulement pour les mauvais éléments des classes élevées et gouvernantes, mais aussi pour les bons éléments, les classes laborieuses, ouvrières.
Il est évident qu’ayant acquis par la force une parcelle de la Terre, cet événement entraînerait l’unification de toute l’humanité terrestre, dans ses sentiments patriotiques, dans son insatiable haine de races contre nos colons ; l’extermination des intrus, de n’importe quelle façon, deviendrait à leurs yeux un but sacré et noble, revêtu d’une gloire immortelle. La situation de nos colons deviendrait intolérable. Vous savez bien que la destruction de l’existence est chose aisée pour les peuples inférieurs ; nous sommes infiniment supérieurs aux habitants de la Terre, dans la lutte ouverte, mais la perfidie de leur attaque leur donnerait certainement un avantage sur nous. Remarquez, en passant, que l’art de la destruction est de beaucoup plus développé chez eux, que les autres côtés de leur culture. La vie avec, et au milieu d’eux serait donc impossible ; elle créerait de la terreur et ferait naître des complots de leur côté et pour nous ce serait l’insécurité constante et le sacrifice de nombreux des nôtres. Le moyen serait de les expulser par dizaines, par centaines de millions peut-être, de tous les territoires occupés. En raison de leur structure sociale, n’impliquant pas le soutien mutuel et fraternel, vu aussi leurs rapports sociaux basés sur les facultés libératrices de l’argent, et leurs grossiers modes de production restreignant un développement rapide de la productivité et de la répartition des produits du travail, ces millions d’expulsés seraient en grand nombre voués à la mort horrible par la famine. La minorité sauvée formerait des agitateurs fanatiques et haineux qui ameuteraient contre nous tout le reste de la population terrestre. Il faudrait prolonger indéfiniment la lutte. Notre contrée entière serait transformée en un vaste camp armé. La crainte de nouveaux accaparements et la haine de race, aideraient à concentrer toutes les forces des peuples terrestres sur l’organisation et la préparation des guerres dirigées contre nous. À présent déjà, leurs armes sont de bien supérieures à leurs instruments de travail ; c’est alors que le progrès de la technique guerrière prendrait une nouvelle extension. En outre, ils rechercheraient l’occasion et attendraient patiemment le moment propice à une guerre subite, imprévue, et en cas de succès, nous éprouverions d’énormes pertes, même en ayant l’avantage du triomphe. Puis, il n’y a rien d’absolument impossible à ce qu’ils aboutissent à connaître le mécanisme de notre arme principale. La matière radiante leur est déjà connue ; la méthode de sa désagrégation accélérée peut leur être révélée, soit par d’habiles espions, soit encore d’une façon fortuite. Or, vous savez que celui qui dispose de cette arme détruit irrémissiblement son ennemi, en le devançant de quelques instants ; de cette façon, il est aisé de détruire indifféremment la vie supérieure ou la vie élémentaire.
Quelle serait donc la situation des nôtres parmi les dangers sans nombre et dans une angoisse infinie ? Non seulement, le charme de l’existence serait détruit pour jamais, mais son type dégénérerait bientôt. Petit à petit la méfiance et le doute s’infiltreraient, le sentiment égoïste de la conservation et de la férocité prendrait le dessus. Cette colonie cesserait d’être notre colonie, elle serait transformée en une république militaire, entourée de peuples ennemis. Les attaques, créant de nombreuses victimes, feraient naître des sentiments de vengeance et de haine, déformant la noble image de l’homme et nous obligeraient définitivement à passer à l’état de guerre sans répit ni pardon. En fin de compte, après de longues perturbations et une perte, sans résultat, de nos forces, nous aboutirions immanquablement au point qui devait être, dès le début, admis par nous, êtres conscients et prévoyant la marche des événements : « La colonisation de la Terre exige l’extermination de l’humanité terrestre ».
(Un murmure d’horreur parcourut l’auditoire ; on entend distinctement une exclamation indignée de Netty ; le silence rétabli, Sterny reprend son discours.)
Il faut comprendre la nécessité et la regarder en face, fût-elle dure à envisager. Il y a deux issues : ou l’arrêt du développement de notre vie, ou la destruction d’une vie étrangère sur la Terre. Il n’y en a pas d’autre.
— Mensonge ! dit Netty.
— Je sais ce que pense Netty, en protestant, et je veux bien envisager la troisième possibilité qu’elle admet. C’est l’essai d’une rééducation socialiste immédiate de l’humanité terrestre, le plan dont, tout d’abord, nous avions admis la possibilité et qu’il convient d’abandonner à mon avis. Nous connaissons suffisamment, à présent, les habitants de la Terre, pour comprendre toute l’inconsistance de notre idée. Le niveau de culture des peuples avancés, sur la Terre, correspond à peu près à celui de nos aïeux à l’époque de la construction des grands canaux. Le capital y règne également et il y existe aussi un prolétariat luttant pour le socialisme. Il serait donc aisé de prévoir le proche avènement d’une révolution emportant le système de la contrainte organisée, ce qui permettrait à la vie humaine de se développer librement et rapidement. Mais il y a des particularités inhérentes au capitalisme terrestre qui font varier étrangement l’aspect du problème.
Le monde terrestre différencie politiquement et nationalement, en ce point que la lutte pour le socialisme ne forme pas un processus unique dans une grande société, mais bien un nombre de processus indépendants et particuliers dans des sociétés isolées, distinctes par leur organisation nationale, par leur langue et même par la race. D’autre part, les formes de la lutte sociale ont un caractère plus grossier, plus mécanique que chez nous, à cette époque, et plus puissant est le rôle que joue la force matérielle, cristallisée en armées permanentes et en révoltes armées. En raison de tout cela, le problème de la révolution sociale se trouve singulièrement embrouillé. Non seulement une, mais une multitude de révolutions sociales sont à prévoir à différentes époques et dans divers pays, même de caractères différents et, ce qui est plus grave, sans résultat décisif. Les classes gouvernantes, aidées d’armées et de technique militaire, peuvent infliger au prolétariat des défaites qui, dans maints États, retarderaient l’issue de la lutte socialiste pour un bon nombre d’années ; il existe d’ailleurs des précédents. En outre, il ne faut pas perdre de vue que les pays avancés où le socialisme sera vainqueur resteront isolés à l’instar d’îlots au milieu du monde ennemi-capitaliste ou même pré-capitaliste. Craignant pour leur pouvoir, les classes régnant dans les pays non encore socialistes s’efforceront de plus en plus de détruire ces îlots et de s’en accaparer et elles trouveront assez d’alliées parmi les nations socialistes, prêtes à tout. Il est difficile de prévoir le résultat des collisions qui en résulteraient. Mais, même là où le socialisme sortirait vainqueur, son caractère aurait dévié très sensiblement et pour longtemps, par les longues années de siège, de terreur, de militarisme, suivies de patriotisme barbare. Il ne ressemblera plus que très faiblement à l’esprit de notre socialisme.
Notre tâche, suivant les prévisions et les plans antérieurs, consistait à accélérer et à aider au triomphe du socialisme. Et de quelle façon ? En premier lieu nous pouvions transmettre aux habitants de la Terre notre technique, notre science, notre savoir à dominer et à exploiter les forces de la nature, et du même coup élever leur culture de telle façon que les formes arriérées de la vie économique et politique, contrastant par trop avec elle, disparaîtraient d’elles-mêmes. En second lieu, il nous était possible de prendre ouvertement le parti du prolétariat socialiste dans sa lutte révolutionnaire et de l’aider à briser la résistance des autres classes. D’autres moyens n’existent pas. Seulement, ceux-là sont-ils efficaces ? À présent, il semble que nous soyons suffisamment éclairés pour répondre résolument : Non.
À quoi aboutira la transmission aux habitants de la Terre de nos sciences techniques et de nos méthodes ? Les premiers qui les utiliseront pour augmenter leurs forces seront les classes dirigeantes de tous les pays. Ceci est inévitable ; dans leurs mains se trouvent concentrés tous les instruments de travail ; 99 p. c. des savants et des ingénieurs sont à leur solde ; c’est à elles seules que sera laissée la possibilité d’application d’une technique nouvelle. Et elles l’utiliseront dans la mesure de l’avantage et de l’augmentation du pouvoir. Mieux encore : les engins nouveaux et puissants de destruction serviront immédiatement à étouffer le prolétariat socialiste. Elles le traqueront et organiseront une vaste provocation afin de l’attirer dans une lutte ouverte et égorger dans cette bataille ses forces les plus conscientes, les plus éclairées, pour décapiter l’Idée, avant que le socialisme ne s’approprie à son tour les méthodes nouvelles de la lutte armée. Ainsi notre immixtion servirait de prétexte à la réaction d’en haut, en l’armant du même coup d’engins redoutables. Le résultat final serait l’arrêt du socialisme pour des dizaines d’années.
— Et à quoi aboutirions-nous en aidant directement le prolétariat dans sa lutte contre l’ennemi ?
— Supposons un instant, ce qui n’est pas certain encore, du reste, qu’il accepte l’alliance. Les premières victoires seront aisées, mais ensuite, le soulèvement immédiat d’un patriotisme féroce, exalté, dirigé contre nous et les socialistes terrestres... Le prolétariat est en minorité partout, même dans les pays les plus avancés. La majorité est formée des restes non désagrégés de la classe des petits propriétaires, d’une foule fanatique et obscure. Il serait facile aux grands propriétaires, aux fonctionnaires, aux savants de l’ameuter contre le prolétariat, étant donné le caractère conservateur et réactionnaire de cette classe. Le prolétariat avancé, entouré d’ennemis farouches, et conservant dans ses rangs une bonne part de prolétaires arriérés, se trouvera dans une situation critique. Il y aura des attaques, des pogromes, des boucheries ; la situation sociale du prolétariat ne lui permettra pas d’assumer la responsabilité de la transformation de la société. Encore une fois, notre immixtion, au lieu d’accélérer, retardera la révolution sociale. Donc, le terme de cette révolution est encore indéterminé et il nous est impossible d’accélérer la marche des événements. En tous cas, il ne nous est pas possible d’attendre l’issue. Déjà, d’ici 30 ans, nous aurons un excédent de population de 15 à 20 millions d’individus et cela ne fera que s’accroître. Il faut préparer d’avance une colonisation assez grande, sans quoi les forces et les moyens nous manqueront pour entreprendre la chose dans la suite. L’issue de notre médiation pacifique avec les socialistes de la Terre est plus que douteuse.
Je l’ai déjà dit, ce ne sera pas notre socialisme.
Les années de différentiation nationale, d’incompréhension mutuelle, de lutte grossière et sanglante produiront leur effet ; des empreintes profondes subsisteront dans la psychologie de l’humanité terrestre libérée ; qui sait combien de barbarie et d’idées arriérées les socialistes terrestres apporteront dans la communauté nouvelle.
Nous pouvons juger, d’après un exemple vivant, de la mentalité terrestre de ses représentants les plus élevés. Nous avons apporté de la dernière expédition un socialiste terrestre surpassant les autres en forces morales et en santé physique. Eh bien, notre vie est étrange pour lui, si contraire à son organisation qu’il est déjà psychiquement malade. C’est l’un des meilleurs représentants choisi par Menny. Que doit-on attendre des autres, alors ?
Le problème reste debout : ou bien arrêter l’évolution de notre vitalité, ou coloniser la Terre, en exterminant toute son humanité.
Je parle de l’extermination complète de son humanité, puisque nous ne pouvons même exclure son avant-garde socialiste. Il n’y a aucune possibilité technique à effectuer cette exclusion. Et puis la conservation des socialistes amènerait une guerre sanglante entre eux et nous, car ils ne pourraient admettre l’extermination de millions d’êtres semblables à eux et qui leur seraient étroitement liés. Il n’y a pas de compromis dans la collision de deux mondes. Il faut choisir. Notre choix est restreint. On ne peut pas sacrifier une existence supérieure à une inférieure. Parmi l’humanité terrestre, il ne se trouverait même pas quelques milliers d’individus qui tendraient sciemment à un type vraiment humain de la vie. Nous ne pouvons pas sacrifier à ces hommes embryonnaires le développement et la naissance de millions de nos êtres. Il n’y aura pas de cruauté dans nos actions. Nous saurons effectuer cette extermination sans souffrances inutiles.
La vie mondiale est une et indivise. Elle gagnera quand notre socialisme remplacera sur la Terre le sien à demi-barbare, quand elle se développera harmonieusement et infiniment.
(Un silence profond accueille le discours de Sterny. Il est rompu par Menny qui propose d’accorder la parole aux contradicteurs. Netty prend la parole.)
— Le vie universelle est unique, dit Sterny, et que nous propose-t-il ? Annihiler, détruire pour toujours un type particulier de cette vie, un type qu’il ne nous serait plus jamais possible de remplacer ou de reconstituer.
Une merveilleuse planète existe depuis des temps infinis. Son existence est absolument particulière et dissemblable de celle des autres planètes. En passant par des métamorphoses graduelles, ses éléments vigoureux se sont transformés en conscience, et celle-ci, dans une lutte acharnée, a revêtu des formes humaines, proches des nôtres ; elles portent l’empreinte de l’évolution dans un autre milieu ; elles sont formées d’autres éléments et leur évolution future sera différente. Le moment est venu de réunir ces deux grands courants de vie. Quelle vie multiple, quelle suprême harmonie pourrait naître de cette union ! Et l’on vient nous dire : « La vie universelle est unique », et au lieu de nous proposer de l’unifier, on nous invite à la détruire.
Quand Sterny nous fait observer combien l’humanité de la Terre, son histoire, ses mœurs, sa psychologie ressemblent peu aux nôtres, il réfute son idée, bien mieux que je ne pourrais le faire. Si les habitants de la Terre nous ressemblaient en toutes choses, sauf sous le rapport du développement, s’ils étaient ce que furent nos aïeux à l’époque de notre capitalisme, alors seulement nous serions d’accord avec lui, à savoir s’il faut sacrifier les inférieurs aux supérieurs, les faibles aux forts. Mais les habitants de la Terre ne nous ressemblent pas, ils ne sont pas absolument plus inférieurs et arriérés que nous dans leur civilisation. Ils sont autres que nous et ainsi, en les éliminant, nous ne les remplacerons pas dans le développement universel ; nous ne ferons que remplacer mécaniquement le vide qu’ils créeront dans le règne des forces vitales.
Ce n’est pas dans la barbarie ni dans la cruauté de la culture terrestre que réside sa vraie distinction de la nôtre. La barbarie et la cruauté sont des phénomènes passagers de cette prodigalité générale dans le processus du développement qui caractérise toute la vie de la Terre.
La lutte pour l’existence y est plus intense et plus énergique. La nature produit sans relâche beaucoup plus de formes, mais beaucoup plus d’individus, aussi, périssent, victimes de leur développement,
D’ailleurs, pourrait-il en être autrement ? La Terre reçoit de la source de vie — le soleil — huit fois plus d’énergie rayonnante que notre planète. C’est pour cette raison que s’y répand et s’y disperse tant de vies ; c’est aussi pour cela que de la variabilité de ses formes naissent tant de contradictions et que le chemin de leur réconciliation est si pénible à parcourir.
Dans le règne des plantes et des animaux, des millions de formes ont lutté avec acharnement, s’éliminant les unes les autres et participant par leur vie et leur mort au développement de nouveaux types plus perfectionnés, plus harmonieux et aussi plus synthétiques. Dans le règne de l’homme, ces choses se sont passées également.
En la comparant à l’histoire de l’humanité terrestre, notre histoire paraît étonnamment simple et régulière, au point d’avoir la symétrie d’un schème. Insensiblement et d’une manière ininterrompue, les éléments du socialisme se sont accumulés, les petits propriétaires ont disparu et le prolétariat, petit à petit, s’est élevé. Cela s’est fait sans choc et sans hésitation, toute la planète se concentrant en une unité politique (il y eut lutte, mais les hommes se comprenaient entre eux). Le prolétariat ne considérait pas l’avenir, mais la bourgeoisie ne fut pas utopique dans sa réaction. Les diverses époques et formations sociales ne se sont pas enchevêtrées ainsi que cela arrive sur la Terre où, dans un état hautement capitaliste, une réaction féodale est possible parfois et où de nombreux paysans, arriérés dans leur culture de toute une période historique, sont souvent, pour les classes dominantes, l’arme qui servira à soumettre le prolétariat.
Nous sommes arrivés, il y a quelques générations, par un chemin uni et régulier, à une organisation sociale qui met en liberté et unifie toutes les forces du développement social. Contrairement à cela, nos frères terrestres ont parcouru un chemin semé d’épines, de difficultés sans nombre. Peu d’entre nous savent et nul n’est à même de se figurer exactement jusqu’à quel point est poussé l’art de tourmenter les hommes, chez les peuples les plus civilisés, dans les organisations idéologiques et politiques des classes supérieures, dans l’Église et dans l’État. Quel en est le résultat ? Le progrès s’en est-il trouvé ralenti ? Non, nous n’avons aucune raison pour pouvoir l’affirmer, parce que les premiers stades du capitalisme, avant la germination de la conscience socialiste, n’ont pas passé plus lentement dans l’enchevêtrement et la lutte acharnée, mais bien plus rapidement que chez nous, dans des étapes graduelles et plus régulières.
Seulement l’austérité et l’impitoyabilité de la lutte a opéré chez les lutteurs un puissant relèvement d’énergie et de passion et un fol élan d’héroïsme et de martyre que la lutte, moins tragique et plus sûre, de nos aïeux n’a point connu.
En cela encore, le type de la vie terrestre nous est supérieur, quoique que nous, plus anciens en civilisation, en soyons arrivés à un stade beaucoup plus élevé.
L’humanité terrestre est morcelée. Les races isolées et les nations se sont profondément incrustées dans leurs territoires et leurs traditions historiques. Elles parlent différentes langues et une profonde incompréhension rend malaisés leurs rapports dans la vie. Tout cela est exact ; il est vrai aussi que l’unification de toute l’humanité qui cherche à se tracer un chemin à travers tous ces obstacles ne se fera que relativement plus tard, par nos frères terrestres ; mais prenez en considération les causes et appréciez plus profondément les conséquences. Ce morcellement se fit dans l’immensité du monde terrestre, dans la richesse et la variété de sa nature ; cette richesse de formes conduisit à la naissance de divers points de vue et de nuances dans la compréhension de l’Univers. Ceci place-t-il la Terre plus bas et non plus haut que notre monde à des époques analogues de son histoire ?
La distinction mécanique même des langues qu’ils parlent aide de beaucoup leur raisonnement en le libérant de la force brutale des mots qu’ils expriment. Comparez la philosophie des habitants de la Terre avec celle des aïeux capitalistes. La philosophie de la Terre est non-seulement plus variée, mais plus subtile ; elle opère non-seulement avec des éléments plus complexes, mais dans ses meilleures écoles elle l’analyse plus profondément en établissant mieux le rapport des faits et des notions.
Évidemment, toute philosophie est l’expression de la faiblesse et de l’absence d’unité du savoir, de l’insuffisance de connaissances scientifiques ; c’est une tentative de faire le tableau unique de l’être, le remplissant par des hypothèses, les lacunes de l’expérience scientifique ; c’est pour cette raison que la philosophie sera éliminée sur la Terre, comme elle l’est déjà chez nous par l’unité de la science. Mais voyez combien de suppositions de la philosophie, créées par les penseurs avancés, vont au-devant des découvertes de notre science. Telle est presque toute la philosophie sociale des socialistes. Il est donc évident que les peuples qui l’ont emporté sur nos aïeux, dans les créations philosophiques, peuvent ultérieurement nous surpasser dans les créations scientifiques.
Et Sterny veut juger de cette humanité par le nombre restreint des socialistes conscients existant actuellement ! Il veut en juger par ses contradictions actuelles et non par les forces qui les ont engendrées et qui aussi y mettront fin 1 II veut tarir pour toujours cet océan splendide de vie ! C’est fermement que nous devons lui répondre : Jamais !
Nous devons préparer notre union future avec l’humanité terrestre. Nous ne pouvons certes pas hâter beaucoup son passage vers le régime de la liberté, mais le peu que nous pourrons faire, nous devons le faire. Et si nous ne parvenons pas, à présent, à préserver de la maladie et de toutes sortes d’inutiles tourments notre premier messager de la Terre, cela n’est pas à notre honneur ; heureusement sa guérison est prochaine et à supposer que, plus tard, il succombe aux suites du rapprochement trop brusque avec une existence étrangère à la sienne, il aura eu, néanmoins, le temps de favoriser beaucoup l’union future des deux mondes.
Et par d’autres moyens, nous vaincrons nos propres entraves et nos périls. Il faut que nous dirigions de nouvelles forces scientifiques vers l’étude de la composition chimique des substances albumineuses. Il faut préparer autant que possible la colonisation de Vénus. Si le temps nous manquait, vu le délai très court dont nous pouvons disposer pour résoudre ces problèmes, il faudrait diminuer temporairement la mutiplication de l’espèce. Quel médecin raisonnable ne sacrifiera pas la vie d’un enfant, qui n’a pas encore vu le jour, pour conserver la vie de la mère ? Si c’est nécessaire, nous devons également sacrifier une partie de notre vie future pour celle qui, jusqu’ici nous en est encore inconnue, mais qui cependant est et se développe. L’union des mondes rachètera infiniment ce sacrifice. L’unité de la vie est le but suprême et l’amour est la suprême raison.
J’ai observé attentivement l’attitude de nos camarades et j’ai constaté que la grande majorité est d’accord avec Netty. J’en suis d’autant plus satisfait que c’est également, et à très peu de chose près, mon opinion. J’ajouterai pourtant une remarque pratique qui me paraît susceptible d’être prise en considération.
Actuellement, nos moyens techniques ne nous suffiraient pas, si nous essayions en masse une colonisation vers les autres planètes.
Ayant construit de vastes éteronefs, il est probable que nous n’aurions pas de quoi les actionner. Il nous faudrait dépenser des centaines de fois plus que jusqu’ici de la matière radiante nécessaire pour leur locomotion. Nous savons, en outre, que toutes les sources connues s’épuisent et que de nouvelles se découvrent de plus en plus rarement. Il ne faut pas oublier que la matière radiante nous est indispensable pour fournir à nos éteronefs leur vitesse vertigineuse. Vous savez aussi que toute notre chimie repose maintenant sur cette matière ; nous en usons pour la production de notre matière « Minus », sans laquelle nos éteronefs et nos innombrables aéroplanes deviennent de lourdes caisses inutiles. On ne va pas sacrifier cet emploi actif de la matière, mais, ce qui est plus grave encore, c’est que l’on ne pourra pas remplacer la colonisation par son unique substitut : la synthèse des albumines, sans cette même matière radiante. Avec les anciennes méthodes de compensation progressive, l’on ne peut pas faire des synthèses sans difficultés dans les fabriques de cette matière si complexe. Avec ces méthodes, on a réussi, il y a quelques années, vous le savez, à produire des albumines artificielles, mais dans de minimes quantités, et ils ont absorbé tant d’énergie et de temps que l’expérience n’a qu’une valeur purement théorique. Pour transformer en masse une matière inorganique en albumine, il faut faire des synthèses chimiques rapides en mettant en contact la matière stable et la matière instable, et pour y réussir il faudra que d’innombrables travailleurs passent aux études de la synthèse des albumines et effectuent des expériences sans nombre et des plus variées, Pour ces expériences, et ensuite, si elles aboutissent, pour la production des albumines, il faut des quantités énormes de matière active dont actuellement nous sommes privés.
Dès lors, à tous les points de vue, nous pouvons résoudre la question qui nous occupe uniquement si nous trouvions de nouvelles sources d’éléments radiants. Mais où nous faut-il les chercher ? Évidemment sur les autres planètes, c’est-à-dire soit sur la Terre, soit sur Vénus ; pour ma part, incontestablement, la première tentative doit être faite sur Vénus. Quant à la Terre, on peut supposer qu’il y existe de grandes réserves d’éléments actifs, tandis qu’il est tout à fait établi qu’il y en a sur Vénus. Les sources terrestres nous sont inconnues, car celles qui ont été découvertes par les savants de la Terre sont malheureusement d’une valeur presque nulle.
Nous avons découvert des sources sur Vénus, dès le début de nos expéditions, tandis que les principales réserves de la Terre semblent être placées, comme chez nous, en de profondes couches. Celles de Vénus sont parfois si rapprochées de sa surface que leur radiation devient apparente sur les photographies. Donc, pour chercher le radium sur la Terre, il nous faudrait creuser comme ici, durant plusieurs années, en risquant de n’aboutir à rien, tandis que sur Vénus il n’y aura qu’à puiser sans difficultés.
C’est pourquoi, quelle que soit notre décision ultérieure sur la question de la colonisation, il nous faut d’abord, selon ma profonde conviction, effectuer une petite colonisation de Vénus qui peut-être sera temporaire, dans l’unique but d’exploiter la matière active. Les obstacles naturels sont évidemment énormes, mais nous n’avons pas à les combattre tous. Il faut que nous nous emparions d’une petite parcelle de cette planète. En somme, il s’agit d’une grande expédition qui nécessitera non des mois, mais des années entières, à puiser le radium. Selon toute évidence, il faudra lutter en même temps avec les conditions naturelles, se défendre du climat et de maladies inconnues, peut-être encore d’autres dangers. Il y aura des victimes et il est probable que la minorité seulement des participants en reviendra ; mais la tentative doit être faite. L’endroit le plus favorable pour commencer est l’Île de Tempêtes Brûlantes. J’ai soigneusement étudié sa nature et préparé un plan détaillé de cette entreprise.
Si vous jugez, camarades, qu’il soit bon d’en parler maintenant, je puis vous l’exposer.
(Nul ne s’y étant opposé, Menny passe à l’exposé de son plan en insistant sur tous les détails techniques. À la suite de son discours, d’autres orateurs se font entendre, discutant et analysant les détails du plan exposé. Quelques-uns doutent du succès de l’expédition ; tous, cependant, sont d’accord qu’il faille l’entreprendre. Finalement, l’ordre du jour de Menny est accepté.)
Je demeurai si stupéfait de ce que je venais d’entendre, que je fus incapable de ressaisir ma pensée. Mon cœur était horriblement étreint, une douleur aiguë me tenaillait et dans une hallucination, je voyais se dresser devant moi Sterny, avec son calme et impitoyable visage ; tout le reste tourbillonnait en un chaos de cauchemar.
Comme un automate, je sortis de la bibliothèque et je pris place dans ma gondole. La rapidité de la course aérienne provoquait un courant d’air froid. Je m’enveloppai complètement dans mon manteau et comme si ce geste m’eut suggéré l’idée de m’isoler, elle s’installa en moi et il me sembla qu’effectivement il me fallait rester seul. Rentré chez moi, je me décidai à m’isoler définitivement et toujours mécaniquement, comme mû par un autre « moi » ; j’écrivis au Collège de direction des fabriques que j’abandonnais pour un certain temps le travail. Ensuite, j’annonçai à Enno que nous devions nous quitter. Elle me considéra avec inquiétude, devint pâle, mais ne dit rien. Quelques instants plus tard, au moment de me quitter, elle me demanda si je ne désirais pas voir Nella. Je répondis : Non ! et j’embrassai Enno pour la dernière fois. De ce moment, je me laissai aller à une sorte d’assoupissement. La douleur aiguë ne me quittait pas et mes pensées étaient confuses. Les discours de Netty et de Menny laissaient en moi un souvenir vague et incolore, comme s’ils ne m’avaient présenté aucun intérêt. Une seule fois, cette pensée me vint : « Ah ! je comprends, c’est pour cela que Netty est partie ! Tout dépend de l’expédition ». Des expressions isolées, des lambeaux de phrases du discours de Sterny me revenaient en mémoire, froides et nettes. « Il faut se rendre compte de la nécessité... », « ... quelques millions d’embryons humains... », « ... la destruction de l’humanité terrestre... » « Il souffre d’une maladie mentale grave... » Tout cela m’arrivait d’une façon incohérente..., sans conclusions. Parfois, je me représentais vaguement, sous une forme abstraite, que l’humanité était déjà détruite. La douleur qui m’étreignait le cœur devenait alors plus vive et il me semblait que tout était arrivé par ma faute. Par moment aussi, mon imagination me montrait que rien de tout cela n’était et ne serait, mais les douleurs persistaient et les pensées réapparaissaient : « Tous vont mourir..., et aussi Anna Nicolaïewna..., et l’ouvrier Jean..., et Netty..., non, Netty restera, puisqu’elle est marsienne, et tous mourront,.., et il n’y aura point de cruauté, parce qu’il n’y aura pas de souffrances..., oui, c’est ainsi que disait Sterny..., et tous périront, parce que j’ai été malade..., donc ce sera par ma faute... »
Les pensées me venaient et me quittaient tour à tour. J’étais engourdi et le temps semblait s’être arrêté pour moi. C’était un délire continu, pénible et déprimant. Je n’avais point de visions ; seul un fantôme m’habitait. C’était le « Tout » et il ne me quittait pas, puisque le temps s’était arrêté.
L’idée du suicide me visita, mais elle ne me satisfit point. Le suicide ne me semblait pas une issue. Aurait-il, d’ailleurs, fait cesser la douleur résumée par ce « Tout » ? Je ne croyais pas au suicide parce que mon existence me paraissait illusoire. Je croyais à mon anxiété ; je ne savais qu’une chose : j’avais froid et je sentais le « Tout » détestable s’emparer peu à peu de moi. Cependant, mon « moi » était si insignifiant, si infinitésimal, qu’il n’avait point d’existence.
Par moment, je ne pouvais plus me dominer ; un désir fou de me jeter sur ce qui se trouvait à ma portée me prenait subitement. Il me semblait que frapper, détruire, anéantir m’aurait soulagé.
Aussitôt après, je me rendais compte que c’eut été de l’enfantillage, un non-sens, et les dents serrées, je refrénais ce désir. Sterny me revenait toujours en mémoire et c’est vers lui que tendait ma douloureuse angoisse. Une pensée d’abord flottante me vint, ensuite s’affirma ; elle devint alors une ferme résolution : « Je dois aller chez Sterny ! » Pour quoi faire ? Je n’en savais absolument rien, mais cependant j’avais, dès ce moment, pris la résolution d’y aller. Seule, la pensée de l’effort qu’il m’eût fallu faire pour sortir de ma torpeur m’était pénible. Enfin, j’eus ce courage. Je montai dans ma gondole et pris la direction de l’observatoire où travaillait Sterny.
Durant le trajet, je voulus songer à ce que je lui dirais, mais mon cœur était aride, ma pensée paralysée ne m’obéissait plus. Dès mon arrivée à l’observatoire, je m’informai de Sterny à l’un des camarades. « Je veux voir Sterny ! », dis-je. Le jeune homme partit et revint au bout de quelques instants me dire que Sterny était occupé à la vérification d’instruments et qu’il ne serait libre que dans un quart d’heure. Il m’invita à aller l’attendre dans son cabinet de travail, où il me conduisit. Je pris place dans un fauteuil devant le bureau et j’attendis. La chambre était remplie d’instruments et d’appareils que je connaissais, en partie. À ma droite se trouvait un petit instrument très lourd, monté sur trois pieds. Un livre ouvert, qui traitait de la Terre et de ses habitants, se trouvait sur le bureau. Je le pris et me mis à le lire ; mais tout de suite l’engourdissement me reprit, dominé toutefois par la douleur et une sorte d’émotion angoissée. Je ne pourrais dire combien de temps je restai là. Des pas lourds, dans le corridor, me réveillèrent. Sterny entrait ; sa physionomie était calme ; il s’assit en face de moi et son regard m’interrogea. Je me taisais. Il attendit un moment et enfin :
— En quoi puis-je vous être utile ?
Je gardai le silence en continuant à le fixer. Il haussa imperceptiblement les épaules et se disposa visiblement à attendre.
— Vous êtes le mari de Netty..., fis-je enfin péniblement et mi-consciemment, sans m’adresser à lui.
— J’ai été le mari de Netty, corrigea-t-il tranquillement. Il y a longtemps que nous nous sommes quittés.
— L’anéantissement..., il n’y aura plus de cruauté..., continuai-je, toujours lentement, répétant la pensée qui avait traversé mon cerveau.
— Ah ! c’est cela qui vous occupe, dit-il posément, mais actuellement il n’en est plus question. La résolution préalable, vous le savez, était autre.
— La résolution préalable..., répétai-je machinalement.
— Et à propos du plan que j’avais proposé, ajouta Sterny, je ne l’ai pas complètement abandonné, mais je ne pourrais plus le défendre aussi résolument.
— Pas complètement..., répétai-je encore.
— Votre guérison et votre participation à notre travail ont détruit une partie de mes arguments.
— Destruction... en partie, interrompis-je, et mon inconsciente ironie traduisit probablement toutes mes souffrances et mon angoisse.
Sterny pâlit et me regarda avec inquiétude. Un silence suivit. Tout à coup, une intolérable douleur me tordit le cœur. Je me renversai sur le dossier de mon fauteuil pour retenir un cri sauvage. Ma main frôla un objet dur et froid ; je m’en saisis ; c’était une arme. Brusquement, alors, je me dressai et j’en portai à Sterny un coup violent. Frappé à la tempe, il se pencha de côté, sans un cri, inerte.
Je jetai mon arme qui tomba avec fracas sur les appareils. Tout était fini. Je sortis dans le corridor et annonçai au premier qui se trouva devant moi, que je venais de tuer Sterny. Il pâlit et se précipita vers le cabinet de travail. Persuadé aussitôt qu’il n’y avait plus rien à faire, il revint vers moi et me conduisit dans sa chambre. Il demanda à l’un de ses camarades de prévenir un médecin par téléphone et de rester dans la place où se trouvait Sterny. Nous restâmes seuls. Mon compagnon n’osait me parler ; le premier je m’informai :
— Enno est-elle ici ?
— Non, répondit-il ; elle est auprès de Nella, pour quelques jours.
Un silence s’établit, qui ne fut interrompu que par l’arrivée du médecin. Celui-ci m’interrogea sur ce qui s’était passé. Je lui répondis que je n’étais pas disposé à parler. Il me conduisit alors dans un asile d’aliénés des environs.
On mit à ma disposition un appartement vaste et confortable et nul ne vint m’y déranger.
Je ne demandais rien de plus.
Ma situation me paraissait claire. Tout était perdu, puisque j’avais tué Sterny. Les Marsiens pouvaient juger maintenant de ce qu’ils avaient à attendre du rapprochement avec les habitants de la Terre. Ils ont l’occasion de constater que celui qu’ils supposaient le plus apte à vivre avec eux ne leur apporte que violence et meurtre. Sterny est mort, mais son idée ressuscite. L’humanité terrestre est impitoyablement condamnée. Et c’est moi qui suis l’auteur de tout ce qui arrivera. Ces idées me vinrent immédiatement après le meurtre et demeurèrent en moi à côté de son souvenir. Tout d’abord cette certitude me rassura un peu, mais bientôt mon angoisse et ma peine dominèrent douloureusement. J’avais une profonde horreur de ma personne ; j’étais le traître de toute l’humanité. J’eus le vague espoir que les Marsiens m’exécuteraient, mais je songeai aussitôt qu’ils devaient me mépriser et que je leur répugnais trop pour qu’ils le fissent. Ils avaient dissimulé leur mépris, mais je m’en étais aperçu quand même.
Je ne sais combien de temps je restai assis. Un jour le médecin vint m’annoncer qu’il me fallait changer de milieu et qu’il était décidé que je repartirais vers la Terre. Je crus qu’on allait m’exécuter et je m’en félicitai. Je demandai alors que l’on lançât mon corps dans l’espace, mais loin de toutes les planètes que mon contact aurait souillées.
Ce n’est que très vaguement que je me souviens de mon retour. Pour m’accompagner, il n’y avait personne de ma connaissance. Je ne parlai à personne. Ma pensée était libre, mais pourtant je ne m’intéressais pas à mon entourage. Tout m’était devenu indifférent.
Je ne me souviens plus comment il arriva que je me retrouvai à l’hôpital de Werner, l’un de mes anciens camarades.
Cet hôpital se trouvait situé à Semstwo[1], dans un gouvernement du Nord, et que je connaissais d’après les lettres de Werner. Il se trouvait distant de quelque verstes de la ville gouvernementale. Cet hôpital regorgeant toujours de malades était en outre, très mal organisé. L’économe était un homme habile, mais son personnel médical était insuffisant et se trouvait surmené.
Le docteur Werner menait une campagne opiniâtre contre le Semstwo très libéral, au sujet de l’économe, à propos aussi des écoles supplémentaires qu’il construisait très peu volontiers, à propos de l’église qu’il achevait malgré tout, à propos des gages aux serviteurs, etc., etc. Les malades, au lieu de se guérir, passaient à l’imbécillité la plus complète, ou bien mouraient de la tuberculose par suite de l’insuffisance de nutrition. Werner, s’il n’avait été lié par des raisons toutes particulières avec son passé révolutionnaire, aurait quitté ce poste depuis longtemps. Toutefois, je n’eus pas à souffrir de la mauvaise organisation de l’hôpital de Semstwo. Werner en bon camarade, n’hésita point à me sacrifier son propre confort. Il mit à ma disposition deux pièces de son appartement ; dans une troisième, il installa un jeune aide chirurgien et dans une quatrième, il plaça comme serviteur un camarade qu’il cachait chez lui.
Je n’avais plus la même liberté et la surveillance dont j’étais l’objet était apparente, malgré tout l’égard que me témoignaient mes jeunes compagnons. Tout cela m’était indifférent pourtant.
Tout comme les médecins marsiens, Werner ne me fit pas suivre un régime, il se borna à m’administrer de temps à autre des remèdes narcotiques. Il veillait plus particulièrement à ma tranquillité. Tous les matins, avant le bain, il venait me voir et me demandait si je n’avais besoin de rien. Durant les longs mois de ma maladie, j’évitai de parler. J’en perdis même l’habitude et ne répondais guère que par monosyllabes ou encore, je ne répondais pas.
Cependant les attentions de Werner me touchaient et j’aurais voulu lui dire que je ne les méritais pas. Enfin un jour vint où, réunissant mes forces, je lui dis que j’étais un traître et un assassin et que par ma faute l’humanité tout entière allait périr. Il sourit et se tut, mais, dès lors, je remarquai qu’il vint me voir plus souvent. Le changement de milieu exerça peu à peu sur moi sa bienfaisance influence. Mes souffrances éteignirent moins douloureusement mon cœur : mon angoisse se dissipa insensiblement et mes pensées devinrent plus nettes. Je pus enfin sortir, me promener dans le jardin. L’un ou l’autre de mes compagnons ne me quittait pas et cela me déplaisait : cependant, je comprenais qu’on ne pouvait laisser un assassin en liberté. Je leur parlais parfois, mais de choses tout à fait indifférentes.
Nous étions au début du printemps et le renouveau n’exacerbait plus mes souvenirs pénibles. En écoutant gazouiller les oiseaux, une consolante et triste pensé me venait, qu’ils survivraient aux hommes, puisque seuls ceux-ci étaient condamnés à périr.
Un jour je rencontrai près d’un bosquet un idiot portant une hache, il allait travailler aux champs. Il se présenta à moi avec une grande fierté, disant qu’il était officier de police champêtre. Il était atteint de la folie des grandeurs ; probablement il n’avait jamais connu de grade plus élevé que celui-là, au temps de sa raison et de sa liberté. Malgré moi, et la première fois depuis ma maladie, je me mis à rire.
Je me sentis dans ma patrie et quoique très lentement, je puisai de mon sol natal de nouvelles forces.
Lorsque je me mis à réfléchir à ce qui se passait en moi et autour de moi, je voulus savoir si Werner et mes autres camarades étaient au courant de ce qui m’était arrivé et de ce que j’avais fait. Je demandai donc à Werner qui m’avait amené à l’hôpital. Il me dit que deux jeunes gens qu’il ne connaissait pas m’avaient conduit chez lui. Ceux-ci, d’ailleurs, n’avaient rien pu lui dire d’intéressant concernant ma maladie. Ils disaient m’avoir rencontré en rue et déclarèrent m’avoir connu avant la révolution ; comme je leur avais parlé du docteur Werner, ils avaient décidé de s’adresser à lui. Ils étaient partis le même jour.
Werner n’avait aucune raison de douter de ces jeunes gens, qui lui parurent honnêtes. Lui-même m’avait perdu de vue depuis quelque années. Je voulus lui avouer le meurtre dont j’était coupable, mais la chose me parut difficile en raison de sa complexité et du concours de circonstances particulièrement étranges qui l’avaient amenée. J’expliquai cette difficulté à Werner et reçus de sa part cette réponse inattendue :
— Il est préférable que pour le moment vous ne me racontiez rien de tout cela ; ce n’est réellement pas utile à votre guérison et, en outre, je ne discuterais pas avec vous et je ne croirais rien de votre récit. Votre maladie — la mélancolie — fait que vous vous attribuez, très sincèrement d’ailleurs, des crimes existant seulement dans votre imagination. La mémoire s’unissant à une sorte de délire, reconstitue des souvenirs inexacts. Tant que vous ne serez pas guéri, vous ne me croirez pas davantage ; donc le mieux est de remettre votre récit à plus tard.
Si cette conversation avait eu lieu quelques mois plus tôt, j’y aurais vu du mépris et de la méfiance pour ma personne ; mais comme, à ce moment, mon âme désirait le calme et le repos je m’en ressentis tout autrement.
Il me fut très agréable de constater que mon crime n’était pas connu de mon camarade et que, même, son existence lui paraissait invraisemblable, chimérique. Je finis par y penser moins et beaucoup plus rarement. Ma guérison avançait sensiblement ; les accès d’angoisse diminuaient d’intensité et finalement disparurent, Werner était visiblement satisfait de mon état, la surveillance dont j’avais été l’objet au début se relâchait. Un jour, me souvenant de mon délire, je lui demandai de me permettre la lecture d’une histoire typique d’une maladie semblable à la mienne, parmi celles qu’il avait observées et inscrites dans les annales de son hôpital. Il consentit, quoique avec bien des hésitations et contre son gré. Il choisit en ma présence, l’une des histoires de maladies se rapportant le plus de la mienne et me confia l’ouvrage. On y parlait d’un paysan pauvre, venu d’une campagne éloignée. La misère l’avait amené à chercher un gagne-pain dans la capitale. L’activité de la grande ville l’avait visiblement troublé et suivant les dires de sa femme, il vécut longtemps comme absent, « hors de lui ». Cela se passa. Il continua à travailler comme les autres, mais dans la fabrique où il était occupé, survint une grève qui fut longue autant qu’opiniâtre. Lui, sa femme et son enfant souffrirent de la faim. Tout à coup il s’assombrit ; il en vint à se reprocher de s’être marié, d’avoir eu un enfant ; bref, il dit qu’en général il ne « vivait pas selon Dieu ». Il se mit à divaguer et on le conduisit à l’hôpital ; de là, il fut transféré à la clinique du Gouvernement où il était né. Il raconta qu’il avait abandonné la grève, trahi ses camarades, ainsi que le « bon ingénieur » qui avait en secret soutenu la grève et que dès lors celui-ci serait pendu par le Gouvernement.
Je connaissais, par hasard, d’assez près l’histoire de cette grève, car à cette époque, je travaillais dans la capitale. En réalité, il n’y avait pas eu de trahison et le « bon ingénieur » n’avait été, ni pendu, ni même arrêté. La maladie de cet ouvrier s’était heureusement terminée par une guérison complète.
Cette lecture imprima une nouvelle direction à mes pensées. Le doute s’éleva en moi, quant au meurtre que j’avais commis. N’était-ce pas en effet, une fantaisie de mes sens égarés, une adaptation, comme disait Werner, de ma mémoire, au délire de la mélancolie.
Mes souvenirs, du temps que je passai chez les Marsiens devinrent étrangement confus, pâlissant dans ma mémoire ; sur différent point, ils se détachaient, formaient des fragments incomplets, isolés et quoique l’image du crime demeura très nette en moi, elle paraissait, elle aussi, terne et confuse, à côté des impressions vives et claires du présent.
Quelquefois j’écartais fermement les doutes lâches et consolants, me rendant compte tout à coup que tout cela avait été réellement, mais qu’on n’y pouvait rien changer. Mais ensuite les doute et les sophisme réapparaissaient ; ils m’aidaient singulièrement à me débarrasser des souvenirs du passé. Les hommes croient si volontiers à ce qui leur est agréable.
Et quoique persuadé, au plus profond de ma conscience, que je me mentais en moi-même, je vécus de cette illusion en m’y abandonnant comme on se laisse aller à une rêverie heureuse.
À présent, je songe que, sans cette auto-suggestion trompeuse, ma guérison n’eût pas été aussi rapide et aussi complète qu elle le fut.
Werner éloignait scrupuleusement toutes les impressions qui pouvaient « ne pas être utiles » à ma guérison. Il ne consentait pas à ce que j’aille dans l’hôpital, où je n’aurais pu rencontrer que des malades incurables, des dégénérés qui se promenaient librement dans le jardin et à vrai dire cela ne m’eût intéressé que médiocrement. Je n’aime pas à voir ce qui est irrémédiablement condamné. J’eusse voulu voir, au contraire, les malades gravement atteints, mais curables, surtout les mélancoliques, les maniaques, mais Werner qui me promit souvent de me les faire visiter lorsque ma guérison serait en bonne voie, recula toujours le moment, et c’est ainsi que je ne les vis jamais.
Werner m’éloignait davantage encore de la vie politique de ma patrie ; vraisemblablement, il attribuait ma maladie, aux impressions produites sur moi par la révolution. Il était loin de se douter que pendant tous ce temps j’avais été éloigné de ma patrie et que j’ignorais absolument ce qui s’y était passé depuis. Il supposait que cette ignorance était un oubli dû à la maladie, et considérait la chose comme salutaire à la bonne marche de ma convalescence. De plus, il ne me racontait rien à ce sujet et avait poussé la prudence jusqu’à défendre à mes gardiens de m’en causer. Dans tout le quartier qu’il occupait on n’aurait pu découvrir un seul journal, ni un seul numéro de revue des dernières années. Tous les journaux et autres se trouvaient dans son cabinet d’études, à l’hôpital. Il me semblait vivre dans une île inhabitée politiquement. Au début, lorsque je ne désirais que le repos, cette situation m’avait paru plutôt agréable, mais à présent que les forces me revenaient, je commençai à sentir le poids de la contrainte et je me mis à accabler mes compagnons de questions, auxquelles, fidèles à la consigne reçue, ils ne répondaient pas. Cela devenait intolérable. Je cherchai alors le moyen de sortir de cette quarantaine politique, en essayant d’abord de convaincre Werner de l’état rassurant de ma santé, me permettant, disais-je, au moins la lecture des journaux. Tout fut inutile. Werner me fit comprendre que toute fatigue d’esprit serait, quant à présent, funeste à mon complet rétablissement et qu’il déciderait lui-même du moment où il conviendrait de m’accorder cette permission.
Il ne me restait qu’à recourir à la ruse. Je devais tâcher de trouver, parmi ses compagnons, un libre associé. Il ne m’était pas possible de détourner mon premier gardien, car il avait une trop haute idée de ses devoirs professionnels. Je me mis en devoir de sonder mon second garde de corps, le camarade Wladimir ; celui-ci n’opposa qu’une faible résistance ; c’était en outre, un enfant, par l’âge. Simple soldat de la révolution, il était cependant un soldat éprouvé. Durant le fameux massacre où périrent par les balles et dans les flammes des incendies, d’innombrables camarades, il se débattit contre la foule des assaillants, en fusillant un grand nombre et sortant de la lutte indemne, par un miraculeux hasard. Il avait rodé ensuite, pendant de longs jours, à travers les villes et les campagnes, accomplissant le transport d’armes et de brochures prohibées. Sa situation devenant impossible et pleine de périls, il vint se réfugier chez Werner.
Bien entendu, ce ne fut que plus tard que j’appris tous cela ; cependant, dès le début, j’avais remarqué un certain découragement, chez le jeune homme, devant l’insuffisance de son instruction et sa difficulté à étudier seul, sans avoir, au préalable, passé par une école. Je me mis à lui enseigner et cela marcha bien. J’eus bientôt fait de conquérir le cœur de mon élève. Le reste me fut bien aisé. Wladimir n’entendait pas grand chose aux prescriptions médicales ; nous formâmes donc un petit complot qui paralysa la sévérité de Werner. Les récits de Wladimir, les journaux, revues, publications politiques qu’il m’apportait en secret, déployèrent rapidement devant moi la vie et les luttes de ma patrie, durant le temps de mon absence.
La révolution marchait toujours avec de l’hésitation et se prolongeait péniblement. Ayant marché en tête, la classe ouvrière avait remporté de grandes victoires, grâce à son assaut imprévu, mais dans la suite, les paysans ne l’ayant pas appuyée, elle subit une atroce défaite de la part des forces réunies de la réaction. Tandis que la classe ouvrière réunissait de nouvelles forces pour une nouvelle lutte et attendait l’arrière-garde de la révolution — les paysans —, les pouvoirs anciens des seigneurs domaniaux et la bourgeoisie entamèrent des pourparlers, des essais de marchandage et d’entente pour faire cesser la révolution. Ces tentatives revêtaient la forme d’une comédie parlementaire ; elles se terminaient toujours par des défaites, en raison de l’implacabilité des réactionnaires. Des parlements étaient convoqués puis, brutalement étaient dissous les uns après les autres. Lasse enfin des tempêtes révolutionnaires et effrayée par l’énergie et l’indépendance des débuts du prolétariat, la bourgeoisie penchait de plus en plus vers la droite...
Dans la masse, les paysans étaient tous animés de sentiments révolutionnaires, mais s’assimilant très lentement les expériences politiques, ils éclairaient par le feu d’innombrables incendies leur marche vers des formes plus élevées de la lutte. L’ancien pouvoir essayait, à côté de la soumission sanglante des paysans, de les racheter en leur vendant des lots de terre, mais il menait cette affaire dans des conditions si médiocres et d’une façon si peu ordonnée qu’il ne réussit guère. Les révoltes des groupes et des partisans isolés devenaient de jour en jour plus fréquentes. Une terreur horrible régnait, soufflait sur tout le pays. Une double terreur, d’en-bas et d’en-haut. Il devenait évident que tout le pays allait vers de nouvelles batailles, cette fois décisives. Mais la marche des événements demeurait hésitante et s’en trouvait considérablement ralentie. Nombre de partisans étaient las et découragés. La trahison venant des intellectuels radicaux qui, surtout par sympathie, assistaient la révolution, devint générale. Naturellement il n’y avait rien à regretter à cela, mais même parmi mes anciens camarades j’en devinai qui se décourageaient. Je jugeai par ce fait combien avaient dû être pénible la vie révolutionnaire, durant le temps de mon absence.
Personnellement, ayant conservé le souvenir des temps pré-révolutionnaires et des débuts de la lutte, et n’ayant point subi le joug des défaites ultérieures, je voyais avec évidence le non-sens qu’il y avait à ensevelir la révolution ; je considérais les changements qui s’étaient opérés durant les dernières années, combien d’éléments nouveaux avaient adhéré à la lutte et combien était impossible l’arrêt dans l’alternative entre la réaction et la terreur.
Un nouveau mouvement dans un avenir très prochain était inévitable mais il fallait attendre. Je comprenais combien la lutte soutenue dans ces circonstances par mes camarades avait été pénible. Cependant je ne me hâtais point de les rejoindre, et ce, indépendamment de l’avis de Werner.
J’estimais qu’il était préférable de reconquérir toutes mes forces pour le moment où elles me seraient nécessaires.
Durant nos promenades dans les jardins, Wladimir et moi, nous discutâmes les chances et conditions de la lutte prochaine. J’étais profondément touché par les plans qu’il élaborait, les rêveries naïves et héroïques dont il m’entretenait. Il m’apparaissait comme un brave chevalier dont la mort serait comme sa vie, d’un lutteur héroïque, sans ambition. La révolution choisit de vaillantes victimes et teint d’un sang vermeil le drapeau des prolétaires.
Parmi mes anciens camarades je constatai une sorte de naïveté, de puérilité qu’autrefois je n’avais jamais remarqué. Werner également, lui l’ancien pionnier de la révolution, ainsi que les chefs que j’avais connus jadis, m’apparaissaient à présent comme des sortes d’enfants, des adolescents qui ne concevaient que vaguement et leur vie intérieure et celle qui les entoure et se livraient mi-consciemment à leurs forces primitives. Il n’y avait dans ce sentiment, ni indulgence, ni mépris, mais une espèce de sympathie, une curiosité fraternelle pour ces chrysalides humaines, ces enfants de la jeune humanité.
Le soleil brûlant de l’été avait enfin fondu la glace qui ensevelissait toute la vie du pays. Elle renaissait et déjà les grondements sourds d’un nouvel orage nous parvenaient, d’en-bas. Des éclairs fulguraient à l’horizon.
Ce réveil de la nature réchauffait mon âme et je sentais renaître mes forces. Il me semblait qu’au bout de très peu de temps, j’aurais recouvré une santé plus vigoureuse que jamais. Je me trouvais, à ce moment, dans un état de bien-être absolu. J’écartais les réminiscences d’un passé qui me semblait lointain ; de plus, il m’était agréable de songer que nul ne se souvenait de moi... Je comptais ne ressusciter que plus tard pour mes camarades alors qu’ils de songeaient plus à m’interroger au sujet de mes années d’absence, lorsque mon passé se trouverait noyé dans les vagues engloutissantes d’un nouvel assaut. Quand il arrivait que certaines circonstances rendaient mes espoirs douteux, une inquiétude et une malveillance confuses m’agitaient. Je souhaitais ardemment être oublié.
Un matin, rentrant de sa visite aux malades, Werner n’alla pas se reposer, comme il en avait l’habitude, ses visites le fatiguant beaucoup, mais il vint directement chez moi et se mit à m’interroger avec insistance au sujet de mon état de santé. Il me sembla qu’il enregistrait mentalement mes réponses. Cela me parut bizarre et je crus pendant quelque instants qu’il avait pénétré le secret de notre petit complot. Je compris bientôt, au cours de notre entretien, qu’il n’en était rien. Il me quitta et au lieu de se diriger vers le jardin, il entra dans son cabinet de travail d’où il ne sortit que demi-heure plus tard et je l’aperçus alors se promenant dans une allée sombre, son allée favorite.
Je ne pouvais pas ne pas songer à tous ces détails, que rien ni en moi, ni dans mon entourage ne semblaient justifier. Après maintes suppositions les plus extravagantes, je m’arrêtai à la plus vraisemblable : que Werner à une requête toute spéciale, envoyait à quelqu’un, un compte rendu détaillé de ma santé. Son courrier, qui lui était remis tous les matins dans son cabinet de travail lui avait probablement apporté une lettre demandant de mes nouvelles. Mais de qui, cette lettre, et dans quel but, il me fallait l’apprendre à tout prix ! Il était évidemment inutile d’interroger Werner ; puisqu’il n’avait pas jugé opportun de m’en parler, c’est qu’il avait des raisons pour n’en rien faire. Peut-être Wladimir était-il au courant... Non il ne savait rien. Je me mis à réfléchir au moyen d’apprendre ce qui m’intéressait, Wladimir étant disposé à me rendre n’importe quel service. Il estima que ma curiosité était on ne peut plus légitime et que la dissimulation de Werner était inconcevable. Sans hésitation, il se mit incontinent à faire une véritable perquisition dans les chambres occupées par Werner, mais il n’obtint aucun résultat.
— Il faut croire, me dit-il, que Werner garde cette lettre sur lui, ou qu’il l’a déchirée.
— Et où jette-t-il ordinairement les papiers et les lettres ? dis-je.
— Dans une corbeille qui se trouve sous son bureau.
— Bien apportez-moi tous les morceaux de papier que vous trouverez dans cette corbeille.
Wladimir partit et revint bientôt.
Il n’y a point de papiers, annonça-t-il ; mais voici ce que j’ai trouvé : une enveloppe dont le cachet porte la date d’aujourd’hui.
Je pris l’enveloppe et regardai l’adresse. Je chancelai ; les murs semblèrent s’écrouler sur moi : j’avais reconnu l’écriture de Netty !
Je m’abîmai dans un flot de souvenirs et de pensées. Netty était venue sur la Terre et n’avait pas voulu me voir ? La conclusion immédiate m’apparut claire, indiscutable. Elle se présentait d’elle-même, logique, sans hésitation. Je ne devais pas me borner à la fournir rapidement, je devais la justifier d’une façon nette et satisfaisante, tant pour moi-même que pour les autres. Et surtout, je ne serais pas réconcilié avec ma conscience, tant que Netty ne m’aurait compris. Voilà pourquoi je devais avant tout raconter mon histoire, aussi bien pour moi-même que pour mes camarades et pour Netty... Telle est l’origine de ce récit.
Werner qui le lira le premier, le lendemain de ma fuite et de celle de Wladimir, se chargera de le faire publier, en y apportant tous les changements nécessaires, en vue de sauvegarder certaines personnes qui s’y trouveraient exposées. C’est le seul legs que je lui fasse et je regrette profondément de ne pouvoir lui faire mes adieux.
À mesure que j’écris ces lignes le passé se précise ; le chaos fait place à une grande clarté dans mes souvenirs. Ma situation se dessine exactement devant moi.
Sain d’esprit et d’heureuse mémoire, je puis à présent faire le bilan de mes souvenirs.
Indiscutablement, le problème qui me fut donné à résoudre était au-dessus de mes forces. Ou gisait la cause de l’insuccès ? Comment expliquer l’erreur du psychologue profond et pénétrant qu’était Menny, pour avoir fait un choix aussi malheureux ? Une conversation que j’eus avec lui, aux temps heureux où l’amour de Netty me pénétrait d’une si vive foi en mes forces, me revient en mémoire.
— Comment, lui demandais-je, êtes-vous arrivé à estimer que le rôle d’un représentant de la Terre me convenait plus particulièrement qu’à tout autre, parmi la foule de ceux que vous avez été à même de juger dans notre pays, au cours de vos recherche.
— Le choix, dit-il, ne fut pas tellement grand. Dès le début déjà, le domaine de nos recherches dut se borner aux représentants du socialisme révolutionnaire scientifique ; toutes autres conceptions se trouvent par trop éloignées de notre monde.
— Soit, mais, sans aucun doute, vous aurez rencontré parmi ses adhérents, des hommes beaucoup plus énergiques et plus talentueux que moi. Vous avez connu celui qu’en plaisantant nous appelons le « vieillard de la Montagne », vous avez connu notre camarade le poète ?
— Certes, tous ont été scrupuleusement observés. Mais votre « vieillard de la Montagne » n’est qu’un homme de lutte et de révolution ; notre monde ne pourrait lui convenir. C’est un homme de fer ; les hommes de fer ne sont pas flexibles ; ils ont beaucoup de conservatisme spontané. Quand à votre poète, il est de santé insuffisante. Il a usé sa vie en errant à travers les rangs de votre monde et, ayant été éprouvé, il lui était dès lors difficile de séjourner encore dans le nôtre. En outre, le chef politique et le maître de la parole, écoutés tous deux, par des millions d’êtres, sont des éléments indispensables à la lutte qui se poursuit chez vous.
— Ce dernier argument est absolument convaincant. Mais je veux cependant vous rappeler le philosophe universel. Son habitude professionnelle de se placer aux points de vue les plus divers, son habitude, et de les comparer et de les concilier, lui eût aplani les difficultés de la tâche, ce me semble.
— Certes, mais il est avant tout, homme de pensées abstraites. Il paraissait douteux que son âme eût conservé assez de fraîcheur pour s’assimiler cette nouvelle existence. Il m’a fait, du reste, l’impression d’un homme las, ce qui constituait, vous le concevez aisément, le plus grand des obstacles.
— Cependant, parmi les prolétaires formant la base et la force principale de notre courant, n’auriez-vous pu trouver celui que vous cherchiez ?
— Oui. Mais... il leur manque généralement une qualité qui m’a paru indispensable : l’instruction vaste et complète, à la hauteur de toute votre civilisation. C’est d’ailleurs cela qui a détourné le cours de mes recherches.
Ainsi parla Menny.
Cela signifiait-il qu’il n’avait réellement voulu emmener personne et que la divergence des deux civilisation constituait un abîme infranchissable pour un homme isolé, abîme que, seule, une société entière eût pu franchir ? Cette certitude serait consolante pour moi, mais un doute me reste. Menny eût dû contrôler son dernier argument, celui qui concernait les camarades ouvriers.
En quoi avais-je échoué, en somme ?
Tout d’abord, j’avais été envahi par la masse des impressions de cette vie étrangère ; sa richesse infinie avait inondé mon imagination, l’avait débordée. Je survécus à la crise, moralement soutenu par Netty. Mais cette crise ne s’aggrava-t-elle point de cette sensibilité, de cette impressionnabilité raffinée propre aux intellectuels ? Il est probable qu’une nature plus primitive, moins complexe, mais en revanche, plus solide et plus stable, se serait adaptée plus facilement à la situation, et le séjour dans une nouvelle existence lui eut été moins pénible. Ne serait-il pas plus aisé à un prolétaire peu instruit d’entrer dans une nouvelle existence où il aurait tout à apprendre, sans être obligé de modifier ses anciennes connaissances, ce qui précisément, est le plus dur ? Il me semble que oui, et je crois sincèrement que c’est là que gît l’erreur commise par Menny, attachant plus d’importance au niveau de culture qu’aux capacités d’épanouissement civilisateur. En second lieu, ce fut devant le caractère, le type de cette civilisation, que se brisèrent mes facultés mentales : je fus écrasé par son élévation, par la profondeur de ses affinités sociales, la pureté des rapports entre les individus. Le discours de Sterny, en réalité, ne fut qu’un prétexte fortuit, une secousse dernière exprimant profondément l’incompatibilité de ces deux types de vie. Il me lança dans ce ténébreux abîme où, à ce moment me précipitait spontanément et irrésistiblement la contradiction entre ma vie intérieure et tout le milieu social, tant à la fabrique où je m’occupais, qu’en famille et dans mes relations avec mes camarades.
Et encore une fois, cette contradiction ne fut-elle pas plus sensible précisément pour moi, révolutionnaire intellectuel, accomplissant toujours les neuf-dixièmes de son travail, soit seul, soit, dans des circonstances d’une égalité unilatérale, avec mes camarades et collaborateurs, dans le rôle de professeur ou de guide, c’est-à-dire dans l’isolement de ma personnalité parmi les autres ?
Cette contradiction ne serait-elle pas plus faible, plus douce, pour un individu accomplissant les neuf-dixièmes de sa vie laborieuse parmi ses camarades, dans un milieu de culture médiocre, mais dans l’égalité effective, peut-être un peu brutale des coopérateurs ? Je crois pouvoir l’affirmer et je crois également que Menny pourrait renouveler sa tentative, mais cette fois dans une autre direction.
Il me reste aussi à mentionner malgré les deux échecs subis, ce qui fut le levier de mon énergie, de mon courage pour la lutte, ce qui me permet à présent, de faire sans humiliation les totaux. Ce fut l’amour de Netty.
L’amour de Netty fut indiscutablement un malentendu, une erreur de son ardente et noble imagination. Il arriva que cette erreur fut impossible et nul n’y pourra rien changer. Et j’y vois même une garantie de l’affinité réelle des deux mondes et de leur union future en un tout incomparablement, suprêmement beau.
Et à moi-même... mais ici, il n’y a pas de total à faire, la vie nouvelle ne m’est pas accessible et l’ancienne, celle à qui je n’appartient plus, ni par ma pensée, ni par mes sentiments, il ne m’en faut plus.
L’issue est claire.
Il est temps que j’achève. Déjà mon associé m’attend au jardin, voici son signal. Demain nous serons loin d’ici, en route, là-bas où la vie est ardente, où elle déborde et où il est si facile de franchir la limite détestable entre le passé et l’avenir...
Adieu, Werner, mon bon vieux camarade.
Sois bienvenue, vie nouvelle, vie meilleure ! Et... je salue ta claire vision... ma Netty !...
(Sans date, par suite d’une distraction de Werner)
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La canonnade a cessé depuis longtemps, mais le défilé des blessés que l’on apporte n’a pas cessé. Peu de soldats mais en grande majorité, de paisibles citoyens, nombre de femmes et d’enfants ; tous les citoyens sont égaux devant les boulets.
Mon hôpital tout proche du lieu de la bataille a reçu plus particulièrement les soldats. Il y a énormément de blessures causées par la mitraille et les éclats de grenades. La vue de ces blessures m’a violemment impressionné, moi cependant, vieux médecin qui autrefois et pendant des années travaillai comme chirurgien. Par dessus toute cette horreur se dresse une pensée lumineuse. Il règne une sorte de joie et l’on écoute vibrer en soi cette parole « victoire ! » Car c’est notre première grande victoire dans un véritable grand combat. Il est clair pour tout le monde qu’elle est définitive. Le plateau de la balance a penché vers le côté inverse. C’est par régiments entiers que nos ennemis ont passé à nous, c’est là un symbole significatif. Le jugement dernier commence. Sa justice sera irréductible, mais elle sera équitable. Depuis longtemps déjà il fallait en finir... Il y a du sang et des débris humains dans les rues... À travers la fumée des incendies et de la canonnade, le soleil paraît de feu. À nos yeux, ce n’est pas de mauvais augure. C’est joyeusement terrible. Un chant de combat, un chant de victoire, éclate comme une fanfare triomphale dans nos âmes...
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Vers midi on m’a apporté Léonide parmi les blessés. Il a une blessure grave à la poitrine et plusieurs autres plus insignifiantes, des égratignures. La nuit, paraît-il, il était parti, accompagné de cinq « grenadiers » dans une partie de la ville occupée par l’ennemi. Il avait pour mission de jeter l’alarme et de provoquer la déroute, par quelques attaques feintes. Il avait proposé lui-même ce plan et s’était engagé à l’exécuter. Connaissant parfaitement toutes les ruelles, il était plus que tout autre en mesure de mener l’entreprise à bonne fin. Après quelques hésitations, le chef de la milice avait consenti. Tous les six étaient parvenus, chargés de leurs grenades, à pénétrer dans un camp ennemi et à y faire exploser plusieurs caisses d’engins. Dans la panique, ils purent s’échapper mais Léonide avait déjà reçu plusieurs blessures sans gravité. Dans leur fuite, ils étaient tombés sur un détachement de dragon ennemis. Léonide avait remis la direction de ses hommes à Wladimir, son adjudant, glissant lui-même avec les deux dernières grenades qui lui restaient vers une porte cochère. Il était resté là en embuscade, attendant le ralliement de ses compagnons et se défendant énergiquement par une fusillade nourrie. Il avait laissé passer la plus grande partie du détachement, il jeta alors l’une des deux grenades vers l’officier et immédiatement après, il envoyait la seconde dans un groupe de dragons qui suivait. Tout le détachement avait pris la fuite dans la plus grande déroute et les nôtres avaient pu emporter Léonide, gravement blessé par un éclat d’obus, jusque dans nos rangs avant l’aube, où ils le laissèrent à mes soins. L’éclat a put être extrait immédiatement, mais le poumon est atteint et l’état du malade est alarmant. Je l’ai installé aussi confortablement que possible, quoique je ne puisse lui donner la seule chose dont il aurait besoin, le repos dans le calme ! Or, la bataille, la canonnade ont repris depuis l’aurore et les grondements se font entendre jusqu’ici, éveillant un intérêt angoissé pour ses péripéties et en même temps provoquant une agitation funeste au rétablissement du malade. L’arrivée d’autres blessés a paru l’agiter davantage encore. Je me suis mis en devoir de l’isoler en le plaçant derrière un écran, cela lui évitera la vue des blessés qui arrivent sans répit.
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Vers quatre heures la bataille prit fin. Les résultats sont à notre avantage. Je me mis alors à placer et à répartir mes blessés. À ce moment on me remit une carte de visite, au nom de la personne qui, il y a quelques semaines, s’était informée de la santé de Léonide et ensuite était venue me voir après sa fuite, cette même personne enfin qui devait se présenter chez vous, munie de ma recommandation, pour prendre connaissance du manuscrit qu’il m’avait laissé. Comme cette dame était sans aucun doute de nos camarades, et qu’elle était, paraît-il, docteur, je l’invitai à me suivre dans ma chambre. Comme la précédente, un voile sombre dissimulait presque entièrement les traits de son visage.
— Léonide est-il chez vous ? demanda-t-elle, sans me saluer autrement.
— Oui répondis-je. Son état n’est pas désespéré ; sa blessure est d’une certaine gravité, mais j’estime qu’on pourra la guérir.
Elle me posa quelques questions décelant une habitude professionnelle et un savoir étendu, au sujet du malade. Elle m’exprima ensuite son désir de se rendre auprès de lui.
— Ne croyez-vous pas que votre visite lui sera nuisible ? demanda-je.
— Elle l’agitera, c’est certain ; mais cependant elle lui sera plus profitable que préjudiciable, je vous en réponds.
Elle avait prononcé ces paroles d’un ton ferme et absolument décidé. Je sentis qu’elle était certaine de ce qu’elle disait avec tant d’assurance, aussi acquiesçai-je à son désir.
Nous passâmes immédiatement dans la chambre où reposait Léonide.
D’un geste j’invitai la visiteuse à passer derrière l’écran qui dissimulait le malade et je me tins à proximité, auprès du lit d’un autre malade, dont, en réalité, j’avais à m’occuper, mais je voulais assister à la conversation, afin de m’interposer si la chose devenait nécessaire.
Passant derrière l’écran, l’étrangère avait légèrement soulevé son voile. Je voyais sa silhouette se dessiner sur l’écran transparent. Elle s’était penchée vers le malade
— Masque..., prononça Léonide, d’une voix faible,
— Ta Netty !..., répondit-elle.
Il y avait une telle caresse, une telle douceur dans ces deux mots, prononcés d’une voix mélodieuse et tendre, que mon vieux cœur s’émut. Elle avait fait un brusque mouvement de la main, comme si elle avait détaché son col, et il me sembla qu’elle avait enlevé son chapeau et son voile. Je la vis se baisser davantage vers le malade. Un silence suivit.
— Alors, je vais mourir, dit-il.
— Non, Lenny, la vie s’ouvre devant nous. Ta blessure n’est pas mortelle, elle n’est même pas dangereuse...
— Et le meurtre ? ajouta-t-il avec une fébrile inquiétude.
— Ce fut un accès de démence, mon Lenny. Sois sans crainte, ce souvenir douloureux ne se dressera plus jamais entre nous, sur la route qui mène à notre grand but commun. Nous l’atteindrons, mon Lenny !
Un léger soupir s’échappa de sa poitrine, mais ce n’était pas un soupir de tristesse.
Ce que je venais d’apprendre de mon malade venait de s’expliquer. Je m’éloignai, n’ayant plus de raison d’écouter. Au bout de quelques instants, l’étrangère parut, tout habillée.
— Je vais prendre Léonide chez moi, m’annonça-t-elle. Lui-même le désire et les conditions de traitement sont meilleures chez moi, à tous points de vue. Vous pouvez donc être tranquille à ce sujet. Deux camarades vont le transporter. Veuillez faire en sorte de me procurer des brancards.
Je n’avais rien à objecter ; les conditions dans mon hôpital, en effet, n’étaient pas brillantes, réellement. Je lui demandai son adresse ; c’était tout près d’ici et je convins d’aller prendre des nouvelles le lendemain. Deux ouvriers entrèrent et emportèrent le malade avec tous les soins désirables.
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P.-S. (ajouté le lendemain). — Et Léonide et Netty ont disparu sans laisser de traces. Je rentre de chez eux : les portes sont ouvertes, les places sont vides.
Sur la table de la grande salle où il y a une énorme fenêtre largement ouverte, il y a un billet à mon adresse, écrite d’une main tremblante, quelques mots seulement : « Salut aux camarades. Au revoir. Votre Léonide. »
C’est assez étrange, mais je ne suis pas du tout inquiet. Je suis mortellement las depuis ces deux derniers jours. J’ai vu beaucoup de sang beaucoup de souffrances que je n’ai pu soulager ; j’ai contemplé à mon aise des spectacles de ruine et de désolation et pourtant mon âme est claire et joyeuse.
Le pire est passé. La lutte a été ardente, longue et pénible, mais la victoire nous attend. Une nouvelle lutte sera plus aisée.
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Texte établi par la Bibliothèque russe et slave ; déposé sur le site de la Bibliothèque le 25 janvier 2012.
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[1] Le traducteur anonyme, auteur pourtant d’une traduction complète et fidèle, a ici confondu « zemstvo » (terme désignant les assemblées de province) avec un lieu géographique. (Note BRS)